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Lorraine de ma jeunesse

Ici la forêt est la reine (1), et ses usages, ses traditions se repassent de génération en génération depuis la nuit des temps. Sa splendeur, son mystère, ses futaies altières, ses épais taillis de charmes, ses colonnades de sapins et de hêtres, la puissante ramure de ses vieux chênes, ses grands animaux, fauves ou noirs, et, durant l'hiver, le silence de la neige en font la chasse noble par excellence. Mais seule son organisation a transmis jusqu'à nous son beau gibier farouche. Ici pas d'anarchie, même camouflée : l'ordre règne seul. La forêt lorraine presque entière est domaine de l'État ou propriété communale, dont les lots sont presque toujours soumis à l'adjudication. Ils se louent fort cher à des sociétés, peu nombreuses, sévères dans leurs règlements, régies par un strict cahier des charges. Si j'ajoute que le Lorrain est discipliné de nature, que nombre de sociétés défendent de tirer les chèvres, les biches, interdisent de massacrer d'innocents marcassins qui feront un jour de bons et beaux sangliers, l'on comprendra qu'un peu de grand gibier ait pu survivre à deux guerres et une libération. Toute bonne loi sur la chasse devrait porter en exergue cet aphorisme : Chasse gardée, gibier pour les voisins. Chasse banale, gibier pour personne.

En Lorraine, j'ai chassé en maint endroit. Et, si j'ai tué mon premier sanglier en forêt de Parroy, roulé mon premier brocard sous les hautes voûtes d'une cathédrale de sapins, aux Bois Sauvages accrochés au flanc du Donon, ce fut par hasard, mon père chassant surtout à Rehaincourt. Quelques années plus tard, lorsque nous fûmes tous deux à Saint-Mihiel, lui avec ses étoiles et moi avec ma mince ficelle, nous allions en forêt de Thillombois, toute proche. Son accès était un plaisir, une heure de coach, à l'allure allongée de deux bons trotteurs, le tablier de cuir relevé sur les genoux et les jambes bien enfouies dans une botte de paille. Mais pour Rehaincourt, c'était une autre histoire, celle que connaissaient la plupart des chasseurs citadins à cette époque de trains pataches et d'inconfort.

Chaque dimanche, ma jeunesse s'imaginait partir pour réveiller à la voix des chiens une belle au bois, dormant en ses halliers profonds.

Notre petit groupe — une demi-douzaine de Nancéiens, fervents du gros gibier — se retrouvait en gare pour l'omnibus de 4h. 40. Pleine nuit, le froid noir ou l'interminable pluie de l'hiver lorrain, ou la neige prometteuse de victoires. Deux petites heures d'un train brouette, sur les dures banquettes de bois du « compartiment des chasseurs », empuanti de chiens et de pipes, où l'on somnolait encore à demi dans la tiédeur des peaux de bique, sous la sombre lueur d'un quinquet fumeux distillant une odeur atroce d'huile rance, les pieds gelés sur des bouillottes pleines d'une eau jadis tiède. Fichtre ! les troisièmes d'alors étaient brouillées avec le confort moderne.

À Charmes-les-Belles, arrêt interminable sous l'œil de la belle buffetière, prodigue de son charme opulent et de son sourire commercial envers les deux ou trois anciens qui, pour tuer le temps, tournaient à son entour, les bleus comme moi n'ayant droit qu'au bas bout de la table devant leur café-marc. Enfin un sifflet enroué annonçait le tortillard qui, vingt minutes plus tard, nous mettrait à Rehaincourt.

Le soir, après trois nouvelles heures de route, l'omnibus de 8h. 50 nous débarquait à Nancy, crottés, fourbus, et parfois fraîchement reçus au logis lorsque le train du retour avait eu un retard scandaleux, et que le dîner avait trop longuement attendu. Car, si les maîtresses de maison sont intérieurement sensibles au déballage du cuissot de chevreuil, elles ne le manifestent guère et redoutent, pour leurs parquets cirés, la rentrée de chasseurs traînant aux semelles un reste de la boue glorieuse du coin de bois où la corne sonna les trois coups de l'hallali.

À Rehaincourt, nous retrouvions les actionnaires locaux, cinq ou six « gros baoués », ce qui signifie en lorrain : riches paysans. Une demi-douzaine « d'hommes » — c'est-à-dire traqueurs — complétaient notre équipe.

Je me demande souvent, avec tristesse, ce qu'il est advenu de ces gens qui étaient nos amis. Ont-ils vécu assez vieux pour périr d'une mort effroyable, martyrisés, fusillés, brûlés vivants; ont-ils assisté à l'agonie de leur vieux village incendié, pillé, rasé par un ennemi fou de rage, semant tout au long de sa fuite les ruines d'autres Oradour ?

Ceux qui connaissent mal les conditions de la chasse en Lorraine croiraient que ses forêts immenses sont, comme celles de l'Île-de-France, le cadre de rêve où doivent subsister la Grande et la Petite Vénerie. Et chacun de rappeler les récits du marquis de Foudras ressuscitant les fastes de l'Ancien Régime, le souvenir des équipages d'antan, ceux du marquis de Bologne, de Monseigneur l'abbé de Clermont-Tonnerre, de l'illustre Gendarmerie de Lunéville, le corps de cavalerie le plus élégant de notre vieille monarchie. Ce serait une erreur de croire qu'il en subsiste quelque chose. La loi de 1844, hostile au « droit de suite », a porté un coup fatal à tout équipage qui découplerait en une vaste forêt, vive en grands animaux et divisée entre de nombreuses sociétés, jalouses chacune de son lot. Une meute de grands chiens d'ordre serait vite passée chez le voisin, il faudrait rompre la menée. C'est le revers de la médaille de ces adjudications en petits lots. Elles laissent subsister de jolies chasses, elles ne permettent plus le grand arroi ni la belle musique des équipages.

La solution normale, celte que nous avions adoptée, comporte une petite meute de huit à dix chiens, souvent corniaudés, bons lanceurs, propres à pousser l'animal un bout de chemin et le faire tirer au saut de la ligne, pas trop suiveurs, afin de pouvoir être repris avant qu'ils ne vous aient emmené au diable et sans trop déranger les enceintes voisines, hardis, courageux au souillaud. S'il se trouve dans le lot un ou deux chiens collant à la voie d'une bête blessée et suivant bien aux rougeurs, l'on est bien monté. Comme tout cela est rarement d'illustre origine, on baptise le lot : « les roquets ». Le mot dit bien ce qu'il veut dire.

Ainsi montés, l'on attaquait une de ces vastes enceintes si proprement tenues par les Eaux et Forêts, généralement bien découpées par des tranchées ou des sentiers rectilignes, que gardaient les « fusils ». Au loin, sur la face opposée, le traque se déclenchait au coup de corne du président. Le « Ho ! ho ! » caverneux des hommes, le coup sourd des gourdins sonnant sur les troncs parvenaient affaiblis. Il fallait aussitôt ouvrir l'œil, il arrivait qu'une bête se dérobât au moindre son lointain, les renards surtout, qui filent au premier bruit suspect, ou le souillaud — le sanglier, — ce rude brutal qui parfois refuse de démarrer et parfois se montre d'une prudence extrême, arrivant sur la ligne à pas feutrés, plus silencieux qu'un chat, sans que rien ait pu déceler sa venue. Paraissaient les chevreuils, inquiets, prêts au brusque demi-tour, les grands lièvres roux, tout bêtes, dont les petits sauts faisaient sonner les grelots d'or de la feuille gelée, et qui, pour mieux se laisser fusiller, s'arrêtaient parfois et, de bout, faisaient le « chandelier ». Une gelinotte lancée, rousse et bleue, coupait la ligne comme un boulet de canon. Un traqueur criait « bécasse », et l'oiseau couleur des bois passait d'un vol silencieux. Parfois un ferme des chiens au pied d'un vieux chêne annonçait qu'un chat sauvage, ce petit tigre sanguinaire, venait de se brancher et n'attendait qu'un coup de zéro pour descendre de son perchoir.

Tout cela ne se tirait que si l'on foulait les enceintes à la billebaude. Car, en Lorraine, le sanglier est roi. Si la neige avait permis de lire sur sa blancheur la remise des souillauds, l'on y attaquait à bas bruit. Et, soudain, éclatait le récri rageur des chiens humant le fumet âcre de la bauge, entourant le cochon, malcontent, dont les grès grinçaient sur les rudes défenses. L'un, plus hardi, lui sautait aux écoutes, l'autre le saisissait aux suites et tous se ruaient, crochant dans les soies. Un homme venait, le fusil prêt. Alors le vieux comprenait qu'il fallait vider son fort pour aller risquer sa peau. D'une secousse, il jetait bas ses assaillants, laissant souvent derrière lui un ennemi décousu, dont pendaient les tripes. Il fonçait droit dans le taillis, son flanc rude brossant contre les brins, il arrivait à la ligne, il la passait d'un bond, il allait être sauvé. Un coup de fusil sonnait sous les branches. Le vieux solitaire, le « Baptiste », achevait de mourir dans le fossé où il avait roulé, et la meute le pillait, jouissant de son cadavre chaud.

À présent, il pendait à un baliveau, ventre ouvert, à l'entrée de la loge charbonnière, où dans l'âpre fumée de bois vert mangeaient ses ennemis, et son vainqueur, le verre en main, célébrait son triomphe. Que de belles histoires auront entendues ces loges bâties de rondins et d'argile.

La dernière dont je me souvienne est celle de mon dernier brocard à Rehaincourt. J'étais posté sur la Tranchée de Damas, derrière une troche de fayards. Il est venu avec sa chevrette, à petits pas furtifs, les jarrets tendus, prêt à la dérobade. Sa robe de velours gris s'estompait si bien dans les gaulis épais que son apparition m'a presque surpris. Il s'est arrêté longuement, le col allongé, avant de sauter le vide redoutable du chemin, son fin museau noir humait le vent, cherchait à deviner d'où viendrait le danger. Immobile derrière la cépée où se confondait ma veste de bure, j'ai monté doucement ma crosse à l'épaule. J'étais jeune alors, et je tirais si mal ... J'avais si peur de le voir filer comme une flèche vivante et de le manquer ... Il s'est abattu net, les jarrets fauchés. J'eus sur les mains le sang de l'assassinat.

Je revois toujours l'innocente bête meurtrie, allongée sur la terre froide, sous un ciel de fer lourd de neige. Un fil de bave lui souillait les lèvres. J'entends encore son chevrotement, le hoquet de sa gorge tendue vers le souffle de vie qui s'éteignait, je revois son flanc de velours haletant d'effroi, tressautant d'agonie ; les tendres yeux d'épouvante regardaient la mort et se voilaient de brume.

Alors le printemps de ma jeunesse ne doutait pas d'être éternel et ne soupçonnait guère que mon jeu fût atroce. Depuis, l'âge est venu, j'ai souffert comme tant d'autres — la vie n'a pas que des sourires, elle est souvent cruelle et laisse un goût de cendres. Je sais maintenant qu'un jour mes yeux se fermeront à la lumière comme ceux des tendres bêtes martyres dont si souvent j'éteignis le regard. Oserais-je encore tirer la « bête douce » ? ... En cet instant, mon âme dirait non.

Mais que sais-je ? ... S'il se faisait qu'au lieu de cette page blanche où j'écris, la blancheur de la neige déroulât son tapis sous la hêtraie lorraine, que ferais-je si le brocard y paraissait soudain, souple et vif, la tête haute et le long col tendu, et s'il venait vers moi de son long pas léger ? Las, si faible je suis, que ferais-je ? Le goût du meurtre me viendrait-il encore aux dents, ce terrible goût ancestral qui nous tient, nous les passionnés, depuis le fond des âges ? ...

Albert GANEVAL.

(1) Voir Le Chasseur Français d'avril 1950.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 261