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L'aire de l'aigle

Depuis bien longtemps, nous avions formé le projet d'aller voir un jour ce qui se passait chez notre voisin, le grand aigle doré qui, tous les ans, vient avec sa femelle, plus grande encore que lui, comme c'est la règle chez les rapaces, s'installer au printemps dans un creux de la haute falaise qui domine notre rendez-vous de chasse habituel. Toutefois, malgré la légende et les gravures 1830 qui suspendent au bout d'un fil les « dénicheurs », serrant contre leur poitrine des aiglons criards, tandis que les parents tournoient en cherchant à les déchirer de leurs serres, jamais il ne fut question entre nous d'aller cambrioler le nid à l'époque où il est occupé. Sans doute la guerre nous a-t-elle blasé sur les émotions fortes, peut-être plus simplement sommes-nous plus froussards que nos pères.

Le nid d'aigle est à 300 mètres environ au-dessus de la vallée, sur une ride du rocher qui, d'en bas, semble large comme la main, mais en fait doit bien avoir 2 mètres de large, inaccessible par escalade, on ne peut espérer qu'y descendre, du sommet de la muraille. Aussi un matin, bien munis de cordes, sommes-nous partis à quatre pour une magnifique expédition. Le mur de nochers, si terrible à regarder en face, n'est que la paroi terminale d'une longue suite de prés et de pâturages, où les vaches se sont toujours, selon l'expression de l'un de nous, promenées les mains dans leurs poches. On marche sans se douter de rien, comme sur une pelouse de parc, et tout à coup on est au bord de l'à-pic. Une reconnaissance antérieure nous avait permis de faire notre plan. D'abord, un piquet, presque un petit tronc d'arbre, enfoncé de près de 2 mètres en terre, et qui sera notre ancre inébranlable. La corde qui portera, à l'autre bout celui qui descendra lui est fixée de façon définitive. Comme cela, il n'y aura pas de « gags » de cinéma, tels que se cramponner tous à la « ficelle » qui ne porte rien, en laissant filer le bout auquel est attaché le pauvre diable. Au bord de la pente, pour éviter que la corde ne se coupe sur l'arête du rocher, nous avons disposé une bille de bois horizontale, solidement coincée elle aussi — il n'est pas dans nos plans d'assommer l'un de nous à coups de tronc d'arbre. Nous avons environ 80 mètres de solide corde de montagne de 12 millimètres, ce qui est plus que suffisant, l'aire se trouvant à environ 30 mètres sous notre crête. Je voudrais bien descendre, mais la maudite balance à peser les veaux a accusé hier 93 kilogrammes, et c'est Mottet, mon fidèle copain, dont les 75 kilogrammes font le poids léger de l'équipe, qui ira.

Assis dans une boucle artistement faite au bout de la corde, le torse pris dans une seconde boucle et dans l'impossibilité de glisser, nous le laissons aller main sur main dans le surplomb, après qu'il s'est cramponné un moment du bout des doigts, dos à l'abîme. La corde grince sur le tronc qui sert de poulie, et nous la freinons le plus facilement du monde en lui faisant faire plusieurs tours autour du tronc d'une maigre sapinette. Près de nous, un browning chargé de cinq coups de chevrotines : les aigles sont partis en juin, et nous sommes fin août, mais sait-on jamais ?

Doucement, la corde file, file, il y en a bientôt 20 mètres, et, en effet, un joyeux cri nous annonce que notre parachutiste a atterri, en même temps que la corde se détend, preuve absolue qu'il a pris pied. Je m'encorde à mon tour, et, me faisant tenir par nos deux complices, je m'avance à plat ventre jusqu'à l'extrême bord. Sans avoir le vertige, j'aime autant prendre mes précautions sur ce bord de pré glissant, où j'ai les pieds plus haut que la tête.

L'aire de l'aigle est une plate-forme de branches et de baguettes, une vraie charretée de fagots, disposée en plateau sur la vue rocheuse. Mottet, debout et fumant sa pipe, m'aperçoit et me crie.

— Ça pue ! Bon sang que ça pue !

En effet, tout le fond est blanc du guano des déjections qui ont englué ces morceaux de bois, et que l'on voit du pied de la montagne, traînées blanches sur le rocher. De plus, Mottet, du bout d'une baguette, remue d'un air dégoûté quelques carcasses pourries et ajoute, sans exagération :

— Il y a des asticots grands comme des couleuvres ! Plus tard — car le pauvre garçon eut tout le temps de faire l'inventaire, — Mottet put compter trois têtes de petits chamois, avec toute la carcasse artistement disposée au bord du nid, pour ne pas encombrer la place des aiglons, deux peaux de lièvre, une partie du squelette d'une chèvre et les restes d'une dizaine de marmottes.

— Tout ça en train de faire concours à qui empesterait le mieux.

Peu soucieux de faire le ménage, maître Mottet prend une photo ou deux, qui ne donneront rien, comme de juste, et commande :

— Tirez la corde !

Nous tirons ... ça vient peu à peu, en raclant et en grinçant le long de notre souche. Mais c'est dur. Quand nous avons remonté 3 mètres, nous nous arrêtons pour souffler. Partout ailleurs que sur notre balcon, je suis certain que nous soulèverions le gaillard sans y penser, mais notre bout de pré, en pente à 45°, où nos semelles détachent des mottes de terre et de gazon que le pendu, à juger par son langage viril, apprécie assez peu, n'a rien du chemin de halage des bateliers de la Volga.

Au moment où nous recommençons notre effort, une grande ombre passe sur nous : l'aigle ! C'est bien lui. Il n'est nullement furieux, car depuis longtemps ses aiglons sont grands et ont pris leur vol : simplement intrigué de tout ce remue-ménage aux environs de sa villégiature de printemps, mais, de crainte d'une attaque, je saute sur le fusil ... et la corde, avec un haleur en moins, s'en revient déposer Mottet sur la plate-forme aux charognes qu'il avait quittée sans regret.

L'aigle, intimidé par notre nombre et nos hurlements variés, est allé se poser à 150 mètres de là, sur les branches d'un sapin mort accroché à une autre vire de rocher. Si j'avais ma carabine, l'affaire serait vite réglée, mais deux ou trois coups de fusil n'ont d'autre résultat que de le faire s'envoler, pour revenir un moment après surveiller sinistrement son locataire.

Mottet, sur son balcon, trouve que la plaisanterie manque de sel et ne se gêne pas pour nous le dire, en une apostrophe cicéronienne où il nous compare longuement à de bas animaux. Attirés par les coups de feu, les bergers des chalets d'en bas montrent vers le ciel leurs faces réjouies et gesticulent en dansant de joie. Une seconde tentative hisse notre ami un peu plus haut que précédemment, mais il nous faut abandonner à nouveau : Mottet est trop lourd, la corde frotte trop, nous sommes trop mal assurés pour hisser, etc. ...

Tout cela est communiqué à Mottet, qui continue à être injurieux tout en devenant monosyllabique. Finalement, le grand conseil arrête que Mottet, ne pouvant être remonté, sera descendu : 80 mètres de corde que nous avons, une de 20 que j'ai au chalet, une de 30 et une de 20 chez Chappaz le guide (pourvu qu'il ne soit pas parti en course !), ça ne fait jamais que 150, moins même en comptant les nœuds. À grand renfort de beuglements, l'entente se fait avec les bergers, qui vont envoyer au chef-lieu un jeune homme « aux pieds légers » comme le célèbre Achille de l'antiquité grecque. Les pompiers ont 200 mètres, qu'ils amèneront avec leur Jeep, mais Mottet paiera la bouteille. Trois heures se passent, agrémentées par des bordées d'imprécations de notre homme, qui a découvert d'énormes poux — tous les oiseaux de proie en ont — et par quelques vols planés de l'aigle qui, décidément, est un humoriste. Mottet combat la puanteur par le tabac et nous promet des vengeances exemplaires quand il aura repris pied.

À midi, nous mangeons un morceau — sans le lui dire, — car tous les essais pour lui envoyer un saucisson au bout d'une ficelle sont restés vains. À deux heures, les copains arrivent, chargés de cordages, et, après s'être royalement fichus de nous et avoir vidé un coup de blanc à la santé de Mottet — qui les traite de sacrées ganaches aux bras retournés, — ils s'engagent sans se hâter dans le sentier, pour venir nous rejoindre. Une petite pluie fine et régulière, mais qui mouille bien, est venue agrémenter la journée et rendre les opérations plus délicates. Le soir vient lorsque, à l'effectif d'une douzaine, ayant mis bout à bout tous nos cordages, nous commençons la descente de notre lascar irrité. Il y a maintenant en bas une trentaine de personnes, une véritable foule pour ce coin reculé. Mottet descend en tournant majestueusement au bout de sa corde, trempé par l'averse, trop furieux pour même nous dire ce qu'il pense de nous. À 4 ou 5 mètres de terre, il s'arrête. Il y a. paraît-il, un nœud qu'il faut vérifier. Peut-être aussi quelque malice, car cette vérification dure dix bonnes minutes, montre en main, pendant lesquelles, bombardé de pommes de pin et autres projectiles, mon malheureux ami encaisse les félicitations ironiques de tous les spectateurs, trop enroué maintenant pour leur répliquer.

Quand enfin on l'a posé à terre, détaché, frictionné, nourri, abreuvé, nous remontons la corde ... jusqu'à ce que l'un de nous propose — gare les têtes ! — de la laisser simplement filer en bas. Redescendus, à la nuit, nous avons vu l'aigle se poser, inquiet, sur son nid profané, avec quelques sifflements aigres.

— Sans doute, ai-je dit à Mottet en le retrouvant, faisait-il son inventaire, de peur que, n'ayant rien à te mettre sous la dent, tu n'aies fait une brèche à ses réserves de gibier.

Et Mottet, qui puait, c'est vrai, comme 36 mâles de bouc, m'a envoyé dans les jambes un coup de soulier dont je porte encore la marque. Il y a des gens qui ne comprennent pas la plaisanterie.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 263