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Eaux mouvantes.

Si toutes les créations de la nature me sont chères, l’eau mouvante a, pour moi, un invincible attrait. Sources, ruisseaux, torrents, j'écoute vos voix changeantes. Rivière, que chuchotes-tu entre les osiers ? Tu ris maintenant en battant les cailloux !... Pourquoi cette colère grondante en franchissant le barrage ? Quoi ! plus rien ? Où es-tu ? J'aperçois seulement un floconneux édredon de roseaux. Tu dors sans doute. Comme tu défends bien tes protégés ! Et ils sont nombreux ! Dans ton sein s'agitent une multitude d'êtres : mammifères, oiseaux, reptiles, batraciens, poissons, crustacés s'y donnent rendez-vous, et des drames rapides se jouent dans cette société aquatique.

Dame truite, reine mouchetée insatiable, règne en despote ; ablettes, vairons fuient sa retraite ; elle se vengera sur les insectes, un ver noyé sera sa proie. Un jour — ou une nuit, — hameçon, filet ou main de braconnier s'empareront de l'éclair des eaux vives. Au crépuscule, grises, rousses ou bleues, les écrevisses cherchent les débris en une course désordonnée. Méfiez-vous des odorantes têtes de moutons, leur parfum précède celui de la poêle, qui, vous traitant sur un pied d'égalité, unifiera vos teintes. La couleuvre tigrée parait morte près de ce caillou où elle est embusquée. Se laissera-t-elle tenter par la visqueuse sangsue, ou craint-elle son suçoir ? Remuons la mousse. Quel grouillement et combien de millions d'êtres nos faibles yeux ne peuvent distinguer ... Demoiselles sveltes aux tons de pierres précieuses, les libellules volent gracieusement, piquent vers la pointe d'un jonc tout en exterminant des légions de moustiques. Tout à l'heure, vous verrez les hôtes emplumés.

La rivière est l'élément même de la vie. Observez dans un paysage aride, en plein été, ces rares taches de verdure ; soyez certains que, si l'eau ne ruisselle pas, elle est là, tout près. Plantes, arbustes l'aspirent par les mille bouches des racines ; de très loin, hommes et bêtes viennent s'y désaltérer. À côté des avantages utilitaires et des attraits poétiques, le chasseur de marais, privé d'étangs, l’aime, car chaque saison l'entoure d'un charme nouveau.

Mars : premiers jours des printemps hâtifs, brûlons les ultimes cartouches sur le menu gibier. Grives musant dans les haies, râles, marouettes et poules d'eau s'offrent à nos coups parmi les roseaux. Avançons vers le miroir calme de cette flaque qui borde le satin vert de la prairie. Se vissant dans le ciel pur, la flèche zigzagante d'une bécassine jaillit, accompagnée de brefs cris apeurés. Peut-être le fla-fla prometteur d'ailes dorées prenant leur essor au milieu des ronces appellera votre fusil. C'est dommage de tuer la divine reine des bois ..., et si vous la manquez, quelle colère !... Il est triste aussi d'abattre cette pauvre sarcelle qui se croyait en sûreté dans l'eau profonde, entre les joncs. Oui, il est cruel de tuer, au renouveau, alors que tout chante la joie de vivre, de procréer. Sous les caresses attiédies de la brise, des yeux vernissés de brun ouvrent lentement leurs paupières collées, encore lourdes du sommeil hivernal. Les chenilles argentées, rouges ou jaunes des chatons alourdissent les tiges flexibles ; des miniatures de feuilles tout en soie claire se déploient, et, sur les berges, l'œil jaune des primevères voisine avec les corolles parfumées des violettes. Une hirondelle caresse du bout des ailes l'herbe nouvelle, un cri monotone retentit. Serait-ce le premier coucou ? Des nids s'ébauchent, les perdrix vont par deux ... Alors pourquoi tuer, puisque l'heure de reproduire sonne !... Allons, ne gâchons pas inutilement la joie de la dernière pièce ; admettons qu'elle était vouée au célibat.

Par une brûlante après-midi de juillet, rendons visite à notre favorite. Dieu ! qu'elle est belle sous l'avalanche des verdures !... Fuseaux luisants des peupliers, frissonnement argenté des trembles et des bouleaux, gloire immobile des chênes veillent sur tout un peuple d'arbrisseaux qui, fraternellement unis — ou désespérément embrasés par la lutte, — joignent leurs branchages sur lesquels, serpents agiles, glissent clématites et vignes sauvages. Si serrés que soient ces arbustes, il reste quelque endroit où liserons, joncs, carex, roseaux, prêles se disputent les derniers centimètres carrés. Sur l'eau même la végétation a sa place. Des nappes de cresson se font bercer par un frêle courant. Cherchons un banc au bord de l'onde. Ne bougeons plus. Les larges étoiles coupant la vase indiquent les promeneurs habituels : râles et poules d'eau. En surface, un chevesne dort ; mais, derrière cette souche, n'est-ce pas une truite à l'affût ? Vite, la ligne, une belle sauterelle ... Avant de repartir, utilisons cette baignoire naturelle au fond de fins cailloux polis.

En septembre, nous désertons la plaine pour de tonnantes explications avec les perdreaux rouges des plateaux, mais, lorsque l'automne sèmera son or et sa rouille parmi les feuillages, rapprochons-nous des bords. Que de joyeuses surprises : capucin retranché dans la calme retraite d'une haie, vieux coq glanant baies et grappes, ramiers picorant les glands. Aux premiers souffles glacés, nous tressaillerons agréablement à la fuite claquante de dame long bec. Puis, pour éviter la bredouille, suivons sagement notre chien, qui a tant de mal à percer les roseaux. Pour le payer de sa peine, arrêtons net le vol maladroit de la poule d'eau ou du râle. Piètre gibier, dites-vous, et votre mine s'allonge en palpant l'étroit bréchet. Tenez, passez sur l'autre rive, nous fusillerons quelques grives des vignes.

Dévêtue par pluies et gels de décembre, la pauvre rivière chemine frileusement entre ses rives nues. Tout est courbé, séché, tué, détruit. Qui trouvera encore des charmes à notre vieille amie ? Personne, si ce n'est un enragé chasseur de marais. À présent, vallons et plateaux ne l'appellent plus : il est défendu de tirer le perdreau. Enfilons les lourdes bottes cuissardes — n'oublions pas des chaussettes de rechange, un bain est vite pris, même en hiver ; maintenant, garnissons la cartouchière de fine grenaille. Le jour va se lever, en route !... L'eau, tache d'ombre, arrive à mi-jambe ; au milieu du lit, on surveille mieux le travail d'un chien, furieux barboteur. Deux heures de recherches, aucune pièce dans le carnier !... Faut-il être fou pour accomplir pareille corvée. Grognant, pestant, on avance péniblement, on bute contre une souche, les roseaux vous tirent sournoisement en arrière, tandis qu'un églantier ensanglante votre visage. On continue en explorant bordure des prairies, ronciers. À cette chasse, la patience est de rigueur ; on ne doit même pas se soucier du passage d'un confrère. Je garde le souvenir de ce lendemain de Noël où je pus tuer quatre bécasses entre onze heures et midi, en suivant un filet d'eau vive qui longeait la rivière. Cependant plusieurs chasseurs avaient battu les berges voisines sans se douter qu'il y avait, tout près, une vraie assemblée de scolopax : six sur deux cents mètres dans une région de passage médiocre.

Lorsque la fatigue se fera sentir, choisissons un abri près de quelque grand chêne au milieu des flaques. Tout en nous reposant, nous verrons arriver des plateaux les grives altérées par les baies de genièvre. Mauvis, litornes ou draines veulent boire, mais auparavant, soyez-en sûr, elles feront une halte — peut-être la dernière — sur la plus haute cime.

Si vous êtes résistant, remontez le courant dès que le soleil disparaît. Par temps froid, râles et poules d'eau quittent leur cachette pour gagner les cressonnières et les touffes vertes. À votre approche, ces volatiles se lèveront plus facilement ; j'espère que vous ne les manquerez pas. Qui sait si, par hasard, un canard !...

Vous êtes fourbu et pensez avoir droit au grog brûlant, je suis de votre avis, mais ce n'est pas une raison d'oublier de bouchonner votre compagnon. Sans lui, qu'auriez-vous fait, dites un peu ?

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 266