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En temps prohibé …

— Mais oui ! mes amis, moi, votre président, j'ai chassé sans permis et ... en temps prohibé ; cela vous étonne. Vous voyez donc que, comme je vous le disais à l'instant, nul n'est parfait et un peu de compréhension ...

— Ta-ta-ta, tout ceci est pour arranger l'histoire au père Mathieu.

— Mais non, c'est rigoureusement vrai, seulement c'était pendant l'occupation.

— C'est une histoire, alors ! Dans-ce cas, nous vous écoutons et, si elle en vaut la peine, vous serez absous ici-bas, car là-haut ... vous l'êtes déjà ! et peut-être gagnera-t-elle la cause de notre fautif.

Ces répliques s'échangeaient un soir de réunion, au petit village de J ..., et c'est ainsi que je fus amené à confesser les faits suivants.

Donc, cette veille de Noël 1943, je n'étais, comme l'on dit, pas dans mon assiette. À midi, en débauchant, comme je traversais le marais, j'avais pu voir passer paquet par paquet et se mettre les « gros » que, les autres années, nous attendions si anxieusement. Il en passait, il en passait ... Immobile, le cœur battant, je les regardais tourner presque en confiance, ces beaux colverts chatoyants, dans l'air sec et mordant de décembre, accompagnés de leurs canes en livrée plus modeste, mais au vol aussi souple.

Tout à coup un paquet de quinze au moins piqua droit sur les « grandes eaux », en posé franc. Ceux-là, en temps normal, j'aurais su où les prendre, dans la « longe » de la fosse des Tras, à cinquante mètres près, en plein marais. En imagination, je les voyais nager, cou tendu, œil vif, prêts à l'envol toujours, dans cette jolie « longe » bordée de frênes.

Du coup, ma résolution fut prise et, à cinq heures du soir, la musette en bandoulière, je faisais irruption chez l'ami B ...

— Tu es seul ?

— Pour l'instant.

— Alors écoute : dans un moment nous partons à la cabane.

— Mais tu es fou !

— Non pas, à moins que tu ne veuilles pas m'accompagner. J'ai tout ce qu'il faut. La cabane des « quarterons » est prête, sommairement bien entendu ; il ne me manque que les appeaux, tu les as et j'ai pensé à toi.

— D'accord, mais ...

— Nous ne tirerons pas : pas de fusil, mon vieux, comme toi, mais nous les verrons dans la « mare ». Cela peut-il te suffire ?

— Chut ! reste ici, ne fais allusion à rien, je mets les canards dans le sac, et ... nous allons mettre un verveux !

C'est ainsi qu’une heure plus tard, en pleine obscurité, nous piquions nos appelants dans trente centimètres d'eau, au milieu des « quarterons » couverts. Un joli lot, trié sur le volet depuis longtemps, quatre canes et trois beaux malards, plus, à l'écart, une vieille chevronnée qui, elle, n'était pas à son coup d'essai.

Alors, mes amis, commença la chasse, la vraie chasse à la hutte, celle que tous ici vous connaissez si bien, mais, ce-soir-là, une chasse merveilleuse, seuls au marais en plein passage.

Cinq minutes après notre rentrée, tous nos appeaux s'y mettent, un vrai concert, puis un silence total, et, sur un appel bref de notre cane seule, un gros paquet se met : seize, seize gros ! J'avais peine à calmer B ..., collé au tir, qui les dénombrait. Ah ! si j'avais ma pièce !

— Chut ! patiente jusqu'à minuit.

— À minuit, pourquoi ? Qu'y aura-t-il de changé à minuit ?

— Ce sera l'heure du réveillon, et il y en aura davantage. Soupons.

Comment mangeâmes-nous, je n'en sais trop rien. À chaque bouchée, les appelants nous interrompaient. Obscurité. Observation de la mare.

— N ... de D ..., ce coup-là, il y en a au moins trente, la mare est couverte, et il s'en met toujours.

Il en partait aussi, heureusement pour B ..., que je n'arrivais pas à calmer.

Et les heures coulèrent, les heures de ce passage merveilleux.

Dix heures, onze heures nous trouvèrent collés aux tirs, le nez ou une joue aplatis contre la planche.

Tout à coup, ce que j'attendais depuis si longtemps se produisit, une détonation un peu assourdie mais très nette nous parvint du côté de la ligne de chemin de fer, de la gare de Beillant sans doute, occupée militairement. Puis une autre lui répondit du côté de Montils, et une autre encore, plus loin.

— Tu entends : ils fêtent Noël.

— J'entends. Combien de canards sur la mare ?

— Attends ! J'en compte encore sept ... sauf erreur. Le passage s'est ralenti, et il fait noir comme dans un four.

— Cela ne fait rien ; si tu veux fêter Noël à ton tour, voilà !

Et, fouillant sous la paille de la cabane, je tendis à B ... un objet oblong sur l'identité duquel il ne se trompa pas un instant : c'était mon fusil.

— Mais tu es complètement fou.

— Chut ! Mets ça dedans, et allume-les ! C'est du six. Et, sans vaines protestations ni politesses inutiles entre nous, et sans trembler non plus, je vous assure, B ... passa le 16 par le tir, le glissant sur ses doigts pour ne pas heurter la planche, comme au bon temps. Un instant qui me parut un siècle, j'entendis son cœur battre à coups sourds qui se répercutaient dans l'étroit espace, je le devinai se haussant, puis se baissant pour prendre la ligne de mire, puis un coup sec claqua, accompagné d'un éclair, un bon coup de T d'avant guerre.

— Vite, mes bottes ! J'en vois deux de raides, mais un troisième se débat.

Un instant après, B ... revenait, deux beaux colverts dans une main, une cane dans l'autre, et une botte pleine qu'il vida nerveusement avant d'entrer.

— Le baptême ?

— Tais-toi, il en tourne.

Et, la cartouche remplacée, l'attente recommença. Attente très courte. B ... me dit :

— Écoute, des sarcelles ! Un beau vol !

Nous les entendîmes nettement frôler les appeaux à une allure folle, puis volter au large et revenir. Un tour, deux tours ! Plus un signe des appelants, sauf notre court-cri, qui, piqué à l'écart, appelait calmement par « mink, mink » bien détachés, puis un dernier passage en trombe, et, sur un virage serré, tout se mit sur la mare.

Dix, douze, peut-être plus. Je n'apercevais qu'une grosse tache indécise et mobile. De nouveau le 16 claqua, ajusté par son maître cette fois, et avec succès encore.

Je revins à mon tour avec quatre jolies sarcelles, tièdes et dodues, des « petits », comme nous les appelons en général, pour les distinguer des canards,

Et la chasse continua ainsi, jusqu'au matin, toute la deuxième passée, la meilleure, le silence de la nuit ponctué par les nombreux coups de fusil de ces messieurs, là-bas, du côté de la ligne, auxquels, de temps à autre, répondait une détonation sèche de ma bonne T, bien française elle, et combien plus pacifique.

C'était la seule nuit de l'année où, relativement sans danger, nous pouvions nous livrer à notre sport favori, à la seule condition de n'être pas vus, bien entendu. J'avais observé cela. Cette nuit de Noël, passé minuit, nous pouvions vider notre cartouchière, perdus en plein marais, sans que personne y prêtât attention.

Le matin, bien avant le jour, nous avions regagné nos pénates avec onze morceaux, une de nos plus belles chasses, et mon vieux 16, bien graissé, réintégra sa cachette en attendant des jours meilleurs ou ... une occasion qui ne se présenta pas.

Jean RABAINE.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 267