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Soir à l'orée des bois

ctobre, dans nos régions, est par excellence le mois de la bredouille : si, durant la deuxième quinzaine de septembre, on a été relativement gâté par le gibier sédentaire, devenu cependant de plus en plus rare, subitement les plaisirs de la chasse marquent un temps d'arrêt très net et il faut toute l'ardeur de la jeunesse, toute la foi dans sa chance et toute l'emprise de l'habitude pour continuer à arpenter avec quelque conviction landes, champs et guérets, à la recherche d'un très problématique gibier. Le levraut sans méfiance, en effet, s'est fait massacrer dès les premiers jours de l'ouverture, tandis que le lièvre adulte est remonté prudemment vers le refuge des grands bois ; les compagnies de perdreaux décimées de remises en remises ne tiennent plus à l'arrêt qu'au matin des gelées blanches : leurs puissantes envolées ne laissent plus guère d'espoir dans la traque classique du couvert au fourré. Du reste, la campagne, temporairement désertée au lendemain des pénibles travaux de la moisson, s'est subitement repeuplée de l'essaim laborieux des laboureurs que les travaux les plus divers réclament impérieusement avant l'apparition des mois de froidure et de gel ; aussi, dans cette ambiance d'activité et de va-et-vient, le gibier, déjà passablement effarouché par l' « offensive brusquée » dont, pendant trois semaines, du lever au coucher du jour, il a été victime sans répit, a tiré sa révérence et faussé compagnie à la société par trop tracassière des humains ; aussi, sur le soir qui tombe si brusquement depuis l'équinoxe d'automne, la rentrée au logis du chien, du chasseur et du carnier est-elle presque toujours piteuse et dégonflée ; et pourtant que ne ferait-on pas pour éviter l'habituel sarcasme qui clôture souvent cette peu glorieuse retraite ! Que ne ferait-on pas si on avait dans les veines un tantinet de sang braconnier ... et malheureusement, malgré les abjurations contraires les plus solennelles, on possède un peu, à différents degrés, un peu de ce sang que la continuelle bredouille échauffe et que de vaines et stériles fatigues peuvent rendre virulent à l'heure où le silence se fait sous le premier scintillement de l'étoile du Berger.

Octobre, je le répète, est pour le chasseur le mois ingrat qui enlève les espérances passées sans en donner de très prochaines : le froid, en effet, n'est pas encore devenu assez vif, ni assez constant, pour alerter les colonies de migrateurs, et si par hasard, au détour d'un chemin humide et encaissé, vous êtes surpris dans vos méditations par l'envol subit d'une bécasse qui a tôt fait de mettre entre elle et vous l'épaisseur du talus, ou que vous manquez en injuriant votre chien qui ne vous l'a pas signalée ; ne pensez pas pour cela que le même fait va se reproduire les jours suivants, car cette hirondelle de l'hiver n'est pas fatalement la pointe d'avant-garde du grand passage de la mi-novembre ; il faudra encore attendre patiemment en souhaitant la descente, vers le sommet de quelques hêtres qui s'effeuillent lentement, d'une de ces petite bandes de ramiers qui, rapidement et bien haut dans le ciel, se succèdent à courts intervalles en un vol soutenu vers le sud-ouest.

Mais voici que sur le soir qui tombe très vite, à l'heure où un vieux coq de perdrix jette sur le silence de la plaine l'ultime note de son rappel traînant, à l'heure où un merle invisible frôle les buissons en jetant le cri si particulier dont il « bonjoure » l'aube et « bonsoire » le crépuscule, à l'heure où le bousier des prairies vous contourne de son bourdonnement métallique, un heureux hasard, que vous avez peut-être un peu malicieusement aidé, vient aiguiller votre chemin de retour vers l'orée d'un grand bois ou d'une forêt trop bien gardée : votre cœur déçu fait presque instinctivement un grief à cette masse importante de verdure qui s'assombrit de receler jalousement les objets de votre convoitise ; le ciel est toujours clair et la faible lumière qu'il renvoie éclaire encore la blancheur fanée du chaume qui semble s'étendre à l'infini par la buée qui monte : c'est l'heure propice ; elle sera courte, car bientôt tout va se confondre dans la même obscurité, sauf la cime des grands arbres, qui va continuer à dessiner sa dentelure sur le firmament qui s'illumine. Un coup de feu a déjà retenti dans le lointain ... dans votre for intérieur, vous trouvez cela très mal de la part de son auteur, mais, malheureusement, la contagion vous a gagné et, comme le synchronisme de la sortie du gibier de son repaire de jour se produit avec une régularité de chronomètre, votre attention est en éveil ; et que percevez-vous vous-même, dans cette pénombre ? deux petites formes très imprécises; elles semblent cependant remuer, elles s'écartent même, elles se rapprochent aussi, maintenant elles sont trois — et tout à coup vous avez cru apercevoir du blanc ... plus aucun doute, ce ne sont pas des fougères auxquelles, par hallucination, la fixité de votre regard aurait donné la vie et le mouvement, mais bien des lapins sortis de leurs garennes et qui prennent l'air. Ils ne s'écarteront guère de la lisière de la forêt, dans laquelle, maintes fois, jusqu'aux premières lueurs de l'aurore, ils rentreront précipitamment sous la terreur d'un bruit insolite ou la chute de quelque gland ; ils sont à bonne portée et vous allez succomber à la tentation quand un autre spectre plus grand vient de franchir le sommet du talus ; il vous a paru moins sombre que les premiers sortis, mais il a disparu : il s'était tout simplement tapi en quelques-instants de réflexion pour faire presque immédiatement une avance résolue sur la plaine et s'arrêter à nouveau : très droit sur son avant, très ramassé sur son arrière, vous avez distingué assez nettement ses longues oreilles mobiles sur sa tête haute, vous avez pu détailler un de ces beaux lièvres fauves de forêt dans la position tendue du départ, scrutant de son ouïe fine le mystère de la nuit qui tombe avant de se lancer à toute allure vers les coins habituels de son ravitaillement préféré ; n'hésitez pas si aucun scrupule ne vous retient plus dans cette complicité du silence qui grandit, de la lumière qui se meurt et de la fringale de vos convoitises trop longuement refoulées : n'hésitez plus, car le magnifique coursier va détaler de toute la nervosité de ses jambes pour ne plus reparaître ce soir, et vous aurez bien de la peine ensuite à assouvir votre concupiscence sur les trois ou quatre « jeannots » qui sont certainement restés fidèles à leur poste, mais que le noir a lentement absorbés à la faveur de vos hésitations.

Mais octobre est le mois qui énerve par sa sempiternelle bredouille ... et, en la maudissant, vous avez succombé à la tentation : un éclair a jailli, et l'écho, plus sonore par le brouillard de la nuit, a fortement répercuté, comme un court reproche, le bruit sec de la détonation ... ; à trente pas, sur un trèfle naissant un long corps fauve s'étire par saccades dans les spasmes de son agonie, redonnant à la verdure de sa couche funèbre l'éclat qu'avait terni la fine rosée du soir.

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Je n'entreprendrai pas l'analyse psychologique des sentiments opposés qui, à l'épilogue de ce petit drame de l'obscurité, se bousculent dans l'âme d'un vrai chasseur. Est-on satisfait ou est-on navré ? On se reproche une proie vraiment trop facile ou encore un refoulement qui a réagi, que sais-je ? Mais il y a aussi cet atavique et malicieux attrait du fruit défendu vieux comme le monde et malheureusement resté si humain : en tout cas, ne restez pas plus longtemps à chercher un accord, quelque peu hypocrite peut-être, de votre geste critiquable avec la complaisance de votre conscience, sous le ricanement lugubre des oiseaux de nuit et de malheur : regagnez au plus vite votre vieux manoir où certainement, avec la chaleur du plus bienveillant accueil, vous trouverez des casuistes en jupes pour vous donner la plus large absolution.

ROBIN DES BOIS.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 268