L'Histoire de la Révolution présente avec celle de notre
époque de nombreux points de ressemblance. Le ravitaillement défectueux amena
les législateurs de la première République à créer des cartes de rationnement,
à lutter contre les accapareurs, contre les trafiquants — le marché noir
du temps, — parfois même à importer des vivres de pays étrangers, par
exemple, le 8 juin 1794, un grand convoi de cent seize navires de blé
acheté en Amérique. Nos ancêtres aux armées ont eu des chaussures de carton,
tandis que, parfois, leurs femmes portaient des souliers à semelle de bois. Les
propriétaires de 1794 se plaignaient de ne point toucher assez d'argent, vu la
dépréciation des assignats ; les jeunes mariés cherchaient, eux, en vain,
un logement.
On dut avoir recours à des mesures de coercition, à une
économie dirigée, à des emprunts forcés, afin d'empêcher la hausse constante du
prix de la vie et les demandes d'augmentation de salaires, à la vérité assez
timides. En l'an II, à Épernay on taxa les célibataires d'un impôt spécial. On
eut recours aussi à des prélèvements. Le 15 mai 1793, un citoyen du
faubourg Montmartre reçut ce billet comminatoire : « Le Comité
révolutionnaire de la section du faubourg Montmartre, considérant que, dans le
danger imminent de la patrie, tous les citoyens doivent concourir de tous leurs
moyens à la sauver, et ne voulant cependant en ce moment exiger qu'une portion
de ton superflu, tandis que plusieurs de tes frères y consacrent leur personne,
te requiert, au nom de cette patrie en danger, de payer dans les quarante-huit
heures, par forme d'emprunt, la somme de mille livres pour le premier tiers de
celle que tu dois fournir pour l'expédition de la Vendée. »
Les sociétés populaires, alors nombreuses à cette époque,
jouèrent un très grand rôle dans cette chasse à l'argent et aux accapareurs.
Leurs procès-verbaux nous les montrent dénonçant les « suspects »,
dévoilant publiquement les stocks, clouant au pilori les épiciers malhonnêtes
ou trop peu respectueux de la loi, vouant même à la vindicte publique un
malheureux propriétaire de quelques kilos d'oignons ! Elles s'en prirent
aussi à ceux qui, pour elles, incarnaient l'ancien régime : aux nobles,
aux prêtres, aux professions libérales et à ceux qui ne travaillaient pas et
avaient réussi à ne pas faire partie de ces fameux volontaires. Un excellent
historien local, Antoine Richard, a étudié, il y a quelques années, les actes
de la société populaire de Pau en l'an II. Nous y voyons, à partir de frimaire
an II (novembre 1793), le représentant en mission — une sorte de super-préfet
révolutionnaire — Monestier (du Puy-de-Dôme) prendre à l'égard des oisifs
de la cité paloise des mesures de contrainte.
Le club avait demandé, le 11 frimaire (1er décembre
1793), l'interdiction des cartes à jouer dans la commune et, le 21 pluviôse
(9 février 1794), l'exclusion pure et simple de tous ceux qui perdaient
leur temps au jeu, « un joueur ne pouvant être honnête homme ». Il
s'agissait d'ailleurs, précisons-le, des individus fréquentant les tripots. Une
commission — on en avait déjà la manie — fut nommée afin de
surveiller les maisons de jeu ; les clubistes furent invités à dénoncer
par écrit les contrevenants, mais on brûla les billets sans les lire, afin
d'éviter des accusations injustes.
C'est alors qu'on aborda le problème des chômeurs
volontaires. En pluviôse, Monestier demanda d'en fournir la liste. La société
populaire décida de la dresser par le mode du scrutin déjà employé contre ceux
qui taquinaient par trop la dame de pique.
Le 21 pluviôse (9 février 1794), sans doute en
grande pompe, on raya l'officier de santé Dulard, qui n'avait peut-être pas de
clientèle ; on proposa cependant d'examiner sa capacité en vue d'une
affectation possible à l'hôpital militaire de Lescar. Vignancour, fils d'un
imprimeur, fut mis sur la sellette ; il se défendit énergiquement et
prétendit travailler chez son père ; il fut, en conséquence, absous.
« Les dénonciations par bulletins déposés dans l'urne
de la vérité, écrit Antoine Richard, ne suffisant pas, il fût demandé la
création d'un commissaire par section pour dresser la fameuse liste. Le 25 pluviôse
(13 février), on en désigna quatre chargés de rechercher les oisifs et les
gens de mauvaises mœurs (il fallait entendre par là les femmes faciles et les
buveurs). La municipalité prit, vers le 24 pluviôse, un arrêté renvoyant
dans leur commune les oisifs dénoncés par la Société. » La chasse continua
quelque temps, complétée par celle des ivrognes ; un arrêté du district
prescrivit la fermeture des auberges où les désœuvrés venaient boire.
Cette campagne républicaine porta peu de fruits. « La
chasse aux oisifs, constate A. Richard, fut pauvre de résultats, et les
victimes de cette velléité démocratique n'eurent pas trop à se plaindre ...
Oisiveté, richesse, noblesse et contre-révolution se confondant avec assez de
constance, la mise en réclusion devenait par là une mesure contre les riches et
les oisifs ... Et puis le chômage forcé des uns, qui marquait le
ralentissement de certaines activités, pouvait être une excuse à l'oisiveté
confortable ou indolente des autres. La Révolution, d'ailleurs, si elle
imposait l'impératif du travail pour les besoins de la guerre, n'en faisait pas
la condition essentielle de la justice sociale. »
Les représentants en mission, alors tout-puissants à une
époque où les préfets n'existaient pas encore, utilisèrent parfois aussi la
manière forte contre les désœuvrés. « Fouché, écrit Albert Mathiez, fut de
ceux qui crurent que la Révolution ne pouvait se sauver que par une énergique
politique de classe au service des sans-culottes. » En conséquence, il
établit, dans chaque chef-lieu de district de la Nièvre, un comité de « surveillance
et de philanthropie » autorisé à lever sur les riches une taxe
proportionnée au nombre des indigents. Il ordonna, à Moulins, que les
boulangers ne fabriqueraient plus qu'une sorte de pain, dit pain de l'Égalité,
vendu au prix uniforme de trois sous la livre, au moyen d'une indemnité
compensatrice payée aux boulangers et récupérée sur les habitants aisés. Enfin,
pour couronner ces mesures, il décréta que « tout mendiant ou oisif sera
incarcéré ». Il menaça les commerçants qui voulaient fermer leurs magasins
et jouir d'un peu de repos, en attendant la reprise des affaires normales, de
mettre leurs entreprises en régie à leurs frais.
La délation était à l'ordre du jour, et chacun essayait de
trouver contre son ennemi un motif suffisant pour le faire emprisonner. Après
thermidor, le chansonnier Ange Pitou chante dans les rues, de sa voix mordante,
un Tableau de Paris en vaudeville, qui égratigne bien des gens. Voici
comment il raille les dénonciations d'oisifs :
J'ai des voisins à dénoncer ;
Ils ont cent mille écus de rente,
Donc il faut les guillotiner !
La troisième République essaya — par exemple en 1906 —
de taxer d'un impôt les « improductifs » ; elle n'y réussit pas.
Les législateurs de la quatrième ont exaucé les vœux des « grands ancêtres » :
Fouché, dans sa tombe, doit sourire — de son ricanement sinistre — à
l'adresse de ses successeurs.
Roger VAULTIER.
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