Visiter Rio-de-Janeiro sans avoir assisté au Carnaval,
me disait-on dans mon entourage, c'est emporter une vision incomplète de cette
terre de beauté. Je décidai donc de prolonger mon séjour dans la capitale
brésilienne.
Il était de toute évidence que toute la population de Rio,
de sa banlieue et des environs se préparait à célébrer avec éclat et frénésie
la plus grande fête de l'année. Tout le monde ne parlait que de cela, les
enfants avec joie, les vieillards avec respect, les autres avec volupté ;
les fiancés cherchent à faire coïncider leurs épousailles avec ces réjouissances,
des amourettes sans amour s'ébauchent, les jeunes filles choisissent leur
cavalier, les couples brouillés se réconcilient. Carnaval est le grand maître
de la nature. Comme par enchantement, les passions politiques s'apaisent et, pour
une fois, l’on ne parle plus de la très prochaine révolution.
Les clubs, les sociétés organisent tous les soirs des bals,
des répétitions. Des chansons nouvelles naissent avec leurs refrains populaires
que les graphophones, les postes de T. S. F. et les gens de la rue
rabâchent toute la journée, obsédant, affolant, crispant les nerfs de ceux que
cette exubérance débordante n'a pas encore touchés.
Fébrilement, les femmes de toutes les classes de la société
assemblent des banderoles multicolores, confectionnent des fleurs aux couleurs
chatoyantes, des costumes aux tons vifs, aux formes extravagantes.
Les hommes décorent les maisons, construisent des arcs de
triomphe et, aussi, une multitude de chars. Les commerçants font des affaires
d'or, et, phénomène incroyable, l'on délaisse les jeux de la loterie, des « bichos »,
de la roulette : seul Carnaval domine, passionne tous les habitants de la
grande cité.
Le grand jour est arrivé, tous les habitants de Rio
submergent les rues et les places. Le roi Momo, (Carnaval) va régner
pendant trois jours et trois nuits en véritable despote sur son peuple fanatisé
par le plaisir. Le rythme de la vie quotidienne, domestique et sociale est
rompu, désaxé.
Ce n'est plus une fête, me disait l'un de mes amis, c'est une
révolution. La contagion a vite fait de s'emparer, dès cette première journée, des
plus calmes, des plus timides, et elle dégénère vite en une orgie humaine, au milieu
d'un cadre resplendissant de lumière, de couleurs chaudes et changeantes,
entouré d'un décor exotique et d'une végétation luxuriante.
De longues bandes de masques, déguisés de riches costumes ou
bizarrement accoutrés, présentent parfois un pittoresque amusant ;
d'autres, le torse recouvert d'un simple maillot rayé comme celui des forçats,
parcourent les rues en chantant :
Lourinha, Lourinha,
Dos olhos cloros de crystal
Desta vez, em vez de morenina
Deras a reinha de meu Carnaval.
Petite blonde, petite blonde
Aux, yeux clairs de cristal
Cette fois, au lieu d'une petite brune,
Tu seras la reine de mon Carnaval.
Des groupes de jolies femmes habillées aux modes
européennes, précédés de guitares, de violons, de banjos, défilent en chantant ;
leurs robes plaquées de paillettes d'argent scintillent sous le soleil ardent
et font ressortir d'une façon exagérée les lignes harmonieuses de leurs corps.
Des négresses vêtues d'amples robes rouge et or, d'où
croulent une multitude de colliers de corail, de verroteries multicolores, d'os
d'animaux, coiffées de bonnets aux formes extravagantes, s'éventent avec
d'énormes éventails faits de plumes d'oiseaux aux couleurs somptueuses et
suivent des joueurs d'accordéon qui se contorsionnent comme des possédés.
Des hommes noirs paraissant être de bronze tant leur peau
est luisante sous la sueur qui les inonde de tout côté, vêtus de peaux de
bêtes, frappent en cadence sur des tam-tams rappelant les fêtes nègres de
l'Afrique équatoriale.
Des autos suivent, décorées de fleurs et de feuillage,
croulant sous le poids d'une jeunesse ardente. Les serpentine multicolores
sillonnent l'espace en tous sens de leurs gracieuses trajectoires,
s'accrochent, décorent d'une dentelle bariolée tous les véhicules qui passent
et les habillent d'une longue traîne balayant la chaussée qui leur donne des
airs de grande dame échevelée.
Puis, d'un seul coup, tout s'arrête et l'on danse ; les
confettis voltigent dans l'air et se collent aux visages dégouttant de sueur ;
la poussière parfumée d'éther que projettent dans des batailles rangées des
lance-parfums rend l'atmosphère irrespirable, mais rien ne peut ralentir
l'ardeur de tous ... Ils repartent à nouveau, sillonnant la ville du nord
au sud, de l'ouest à l'est. De petites voitures vendent de la bière pour
désaltérer les chanteurs et de la « cachaça » (eau-de-vie de canne)
pour soutenir les défaillants.
Seul le crépuscule mettra fin à leurs bacchanales effrénées.
Il ne faut pas croire que ces fêtes où vibre le peuple
soient tout le Carnaval, il y a aussi celui que l'on ne voit pas dans les rues,
celui qui réunit tout le « select » de Rio au palais municipal, à Ao
America, le bal des enfants, ceux des sociétés et des clubs, le défilé des « rancheros »
en jaquette, culotte courte et bas blancs, chapeau melon et cravate blanche, montés
sur de petits chevaux fringants.
Il y a encore, la nuit, le défilé des chars de la ville de
Rio-de-Janeiro, des grandes villes du Brésil, de la Fortune, de la Vertu, le
char de la jeunesse, bondé de ravissantes fillettes habillées de gaze blanche,
rose et bleue, qui chantent des chansons que leur ont apprises leurs mamans.
Tous les chars allégoriques, dont certains ont vingt mètres de long, tirés par
huit magnifiques chevaux, sont décorés de motifs animés, éclairés de lumières
électriques de toutes couleurs, bondés de jolies Brésiliennes en robes blanches
se coloriant de vert, de rouge et de jaune sous l'action de nombreux
projecteurs.
Il semble que cette foule, pendant ces jours de liesse, ait
lancé un défi à toutes les beautés qui l'entourent et qu'elle veuille les
égaler dans une effervescence digne des fêtes païennes.
Et, quand la nuit est venue, que tout s'apaise, que
l'enthousiasme décroît par le manque de lumière et l'abandon des forces, il est
malaisé de circuler dans les rues jonchées de dormeurs couchés sur des lits
improvisés faits en hâte de confettis et de serpentins. Ceux qui possèdent une
automobile s'installent et s'entassent, hommes et femmes, tant bien que mal
dans leur véhicule. Et, le lendemain, ils recommenceront jusqu'à ce que le roi Momo
soit brûlé sur le bûcher.
Paul COUDUN.
|