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Les grues de Solferino

Je n'ai pas encore tué de grues dans l'endroit rêvé de leur pose. Mais combien en ai-je vues dans cette plaine marécageuse ! Nous avions été prévenus le soir, vers 20 heures, par M. Sourbé. Il nous avait véritablement emballés par ses récits de chasse de l'an dernier; aussi bien, sans perdre une minute, sommes-nous partis, mon neveu et moi, pour Solférino, à 21 heures. Nous arrivions au terme de notre voyage vers 1 heure du matin. On nous indiqua très obligeamment la maison du grand chasseur de grues, qui s'habilla rapidement et nous reçut de très charmante façon.

À 4 heures, nous partons vers la grande plaine, où nous arrivons en un quart d'heure. Pour écouter les grues en silence, nous avançons de quelques centaines de mètres. Nous les entendons : elles semblent faucher les herbes du marais dont elles se nourrissent. Par moment, l'une d'elles pousse un cri grasseyant. Il est 6 heures, M. Sourbé nous indique l'emplacement des grues. Nous tentons l'approche. Elles sont à 100 mètres environ, et difficile est le terrain. Nous enfonçons dans des trous d'eau et sommes obligés d'enjamber de petites hauteurs plantées d'herbes. À un moment donné, à 80 mètres, j'en aperçois deux qui pointent en avant de leurs grandes jambes. Elles ont gagné 20 mètres sur nous. Soudain, une bécasse se lève à 10 mètres. À regret, je ne la tire pas, mais il faut avoir le respect de notre approche. Je suis vraiment fatigué par ces nombreuses chutes dans les trous. Je m'arrête. Les autres continuent et vont faire un grand tour pour revenir vers nous en levant des quantités de vols.

Mon neveu se place au milieu d'une touffe de roseaux dans l'espoir d'en tirer une à la passée. Ces oiseaux volent malheureusement trop haut.

M. Sourbé tente de faire passer une grande bande de ces durs oiseaux au-dessus de moi. Je suis bien caché. Les voilà qui arrivent. Je tire six coups : j'entends six floc-floc dans les plumes. Elles s'en vont sans presser leur vol et disparaissent dans la brume du matin. Je pense les avoir tirées de 100 ou 120 mètres avec de la chevrotine ! Trop loin ! Un vol arrive sur mon neveu pas très haut, 50 mètres environ ...

Il tire deux coups sur ces belles grues et en plume une ... Il la suit des yeux. Elle baisse, baisse dans le lointain ... Le lendemain, un chasseur devait la ramasser percée de trois plombs de chevrotine, deux dans le corps et un dans le gésier.

Nous étions fatigués : midi était l'heure du repas. Nous rentrons à Cap-de-Pin pour le déjeuner.

Le matin, nous avions vu 1.500 grues par petits groupes ; à 16 heures, il en passa une quantité énorme à grande hauteur. Il était inutile de les tirer. Je me souviendrai toujours de cet énorme vol qui sillonnait le ciel sur 4 ou 5 kilomètres et qui était plus nombreux encore que celui de la matinée. Le lendemain, il n'y avait plus de grues dans cette grande plaine. Je tuai avant le déjeuner un pigeon colombin ; ce n'était qu'un tout petit tableau. Et pourtant, mon neveu et moi, nous nous sommes beaucoup amusés. Je conserve de ces deux journées passées à Solférino un rare souvenir : cette énorme plaine et les quelques pins tarabiscotés, la végétation très dense : genêts d'un mètre de haut et touffes d'ajoncs piquants ; dans le lointain, quelques bouquets d'arbres d'essences variées.

Ce que nous avait dit M. Sourbé quant au passage des grues était scrupuleusement exact ; la quantité énorme d'oiseaux ; les endroits de pose du soir étaient, à 100 mètres près, les mêmes que l'an dernier. Les grues, en mars, ne passent qu'un ou deux jours dans cette grande plaine. J'ai appris quelque chose pendant ces jours de passage : lorsqu'une grue ne peut suivre le train, le vol tombe sur elle et la supprime tout simplement avec une voracité très grande. Si un chasseur arrive à tuer une grue dans un vol, il est parfois attaqué par les grands oiseaux, qui le malmènent sérieusement. Moralité : ne vous séparez-jamais de votre fusil lorsque vous avez tué une grue, il pourra vous être utile si le vol est vindicatif.

M. Sourbé, qui est un très grand chasseur, recevra ma visite l'an prochain pour les bécasses et les grues. Après ces journées si intéressantes, on aime retrouver des compagnons de chasse aussi qualifiés.

Jean DE WITT.

Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 323