C'était ... Je n'ose pas dire la date. J'étais encore
étudiant. Le Herr-Oberfürer, chef du bureau des guides de cette petite vallée
tyrolienne, m'annonça un matin que les coqs de bruyère étant trop nombreux par
rapport aux poules, le garde-chef avait décidé qu'il en serait tué vingt. Donc,
ce dimanche, les amateurs pourraient se mettre en chasse.
Quand je lui demandai s'il ne craignait pas que l'on tuât
d'autre gibier, il me regarda comme s'il ne comprenait pas ce que je voulais
dire : là-bas, le règlement leur pousse avant la moustache. Non ! le
lundi, chacun viendrait déclarer chez le bourgmestre le résultat de sa chasse,
et l'on verrait si le chiffre fixé était atteint. Sinon, on chasserait encore
un jour la semaine suivante.
Le dimanche, après l'office, les jaeger se mirent en
route. Moyennant un petit don à la caisse des pauvres, j'avais reçu pour
l'occasion un fusil à un coup, calibre 10, et 6 cartouches de plomb 2. C'est le
« fusil à coqs » spécial pour l'affût du grand tétras, où l'on n'a
pas l'occasion de doubler. Puis le garde nous expliqua à chacun les crêtes qui
nous étaient assignées, et le petit peloton se dispersa.
Le froid de cette fin d'avril était intense, et bientôt je
me trouvai marcher en pleine forêt neigeuse, sur le chemin durci où les
bûcherons avaient descendu les troncs de leurs coupes. Un soleil vif tapait
ferme, et, avec mon fusil, ma couverture et mon sac, je ne tardai point à avoir
si chaud que je quittai ma veste. Quatre heures de montée rapide m'amenèrent
aux derniers alpages, à 1.800 mètres environ, où une bosse dans la neige
signalait le dernier groupe de chalets. En montant, j'avais pu, à loisir,
déchiffrer sous bois les empreintes des fouines ou des martres et, sur le
découvert, le pas du renard et les traces des coups d'ailes des corneilles à
l'essor.
J'avais bien la clef d'un chalet, mais pas la moindre
envie de déblayer le mètre de neige et de glace qui bloquait la porte. J'entrai
donc par une lucarne, à quatre pattes, dans le grenier vide de foin où le jour
filtrait par mille issues, et de là je me laissai tomber dans mon palace. En
cinq minutes, un petit feu ronflait le long d'une haute dalle de pierre
noircie, et je faisais rôtir des tranches de pain, tandis que bouillait l'eau
du thé. Mes provisions s'empilèrent sur un rayon pendu à des fils de fer, de
peur des souris : pain, lard, beurre, confiture, fromage, schnaps, etc. Un
bon tas de foin m'annonçait une nuit sans soucis, et tout était pour le mieux.
J'avais même des journaux, et trois bougies !
Comme il n'était que midi, je pris le gros fusil et gagnai
les crêtes. Là, juste au-dessus de la limite de la forêt, quelques énormes pins
aroles solitaires se détachaient en noir au milieu des neiges, à demi
dépouillés de leurs branches par la foudre, et dressant leurs fourches géantes
vers le ciel. L'un d'eux me sembla facile à approcher, à cause de quelques
broussailles ensevelies par la neige, qui formaient autant de dômes qui
pourraient me cacher. Au pied de l'arbre même, le grand coq et ses femelles avaient
dansé leur danse, comme le montrait l'abondance des pas sur la neige, toute
piétinée de ce ballet nocturne. Comme j'approchais, une poule s'en fut en
piétant, grosse comme deux poules de basse-cour, et j'en tirai bon augure.
Le soleil baissant, je repris la route de mon chalet, me
retournant souvent pour bien graver en ma mémoire le parcours à effectuer dans
le noir. La soirée, au coin de mon feu, se passa à plaindre les malheureux qui
dormaient en ville, la tête dans l'oreiller, et n'iraient point au coq demain
matin.
Je dormis huit heures et m'éveillai avec l'impression
pénible que j'avais laissé passer l'heure. Mais je fus vite rassuré. Il était
deux heures, la lune venait de se coucher et, dehors, le froid horrible, le
froid noir des nuits claires m'avait saisi. Bien que sans lumière, je n'eus
aucune peine à retrouver mon chemin, à la lueur de la neige, et, à trois
heures, j'étais accroupi, immobile, à vingt pas du grand arole, derrière les
branches givrées d'un petit aulne nain. Le froid du matin et le vent d'avant
l'aube coupaient comme des couperets. Mais j'étais « au coq », non
pas à ce coq déjà superbe dont les plumes recourbées ornaient mon chapeau, mais
au « grand », le « Auerhahn », le tétras monstre qui va
jusqu'à quinze livres, gros comme un dindon, et dont le départ de tonnerre
m'avait si souvent fait bondir d'émotion, l'été, quand il s'enlève des fougères
pour se précipiter au milieu des sapins de la pente.
Tout à coup, un « vrrr » au-dessus de ma tête, suivi
de la chute de quelques poignées de neige, m'apprit que je n'étais pas seul. À
son perchoir accoutumé, l'énorme oiseau était arrivé dans le noir, sans un
bruit, venant du sommet voisin, planant à fond de train sur ses ailes tendues,
j'eus beau chercher à le voir, je ne distinguai rien. Il fallait attendre. Une
heure se passa et je crus avoir rêvé. Drapé dans ma couverture, assis en boule,
je souffrais affreusement du froid intense. Peu après quatre heures, le lever
du jour s'annonça dans le ciel. Les pics de neige prirent l'un après l'autre,
selon leur altitude, d'exquises teintes roses, et je vis mon coq ... juste
au moment où, d'un lourd battement d'ailes, il passait de l'autre côté du tronc
et s'envolait hors de portée. Désappointé, je le fus, pendant dix minutes, puis
je vis tout au loin, sur la crête, un autre coq en vol, venant vers moi. Il ne
se pressait pas, mais faisait des haltes, de sapin à sapin, et soudain, à cent
mètres de moi, il se mit à pousser son cri puissant et sonore, que les
Tyroliens imitent ainsi : « Tch ... ch ... ch ... ! Tch ...
ch ... gazsl ! » Par quatre fois, il poussa son défi et d'un
seul vol vint se percher sur l'arole, droit en face de moi. Un oiseau énorme,
un vieux de trois ou quatre ans, bleu noir de métal, la large queue droite et
le bec recourbé. Sans son œil de tétras au sourcil rouge, on l'eût pris pour un
aigle, tant sa pose et son maintien avaient de grandeur et de fierté. Vu ainsi
sur son arbre demi-mort, dans ce silence de cathédrale, le tétras était
absolument impressionnant, spécialement pour un chasseur de dix-sept ans.
Je savais, pour l'avoir bien des fois entendu raconter, en
Bavière, en Engadine ou dans l'Oberland, qu'il ne faut pas bouger tant que le
coq ne chante pas. Quand, au contraire, il renversé la tête et ouvre le bec
tout grand pour pousser son cri, on peut presque s'avancer à découvert, à
condition d'être immobile et caché au moment où le chant cesse. Je n'eus garde
de ne pas observer ce vieux principe. Un temps passa, qui me parut une heure.
Enfin, le coq se campa et m'étourdit de la puissance de son cri. Machinalement,
j'avais levé mon canon et mis en joue, je n'avais qu'à serrer la détente.
Mais il était si beau, si magnifiquement découpé sur le ciel
clair, si noble et si fier oiseau, que je ne pus me décider à faire feu. Je
grillais d'envie de redescendre dans la vallée avec ma bête, ne fût-ce que pour
montrer à ces Autrichiens qu'un jeune Français pouvait parfaitement être l'égal
de leurs tireurs les plus réputés, mais une sorte de respect me venait : « Qui
donc es-tu pour oser abattre ce grand oiseau-là ? » Partant
brusquement devant moi dans une pente, je l'aurais tiré sans réfléchir, ou tout
au moins j'aurais jeté mon coup de feu, mais le jeter bas ainsi à vingt pas,
posé sur le clocher de son royaume, dans la confiance de sa grandeur et la
splendeur de l'aube alpestre, me semblait un assassinat. Je ne sentais plus la
bise, ni mes doigts gourds, ni la glace qui avait fondu et regelé sous moi, me
collant au sol. Je voyais uniquement le coq, mon coq, et autour de moi le monde
avait cessé de vivre.
À un quart d'heure de là, un autre coq chanta. Ma bête se
pencha en avant, ses ailes s'entrouvrirent, elle allait plonger en bas de sa
branche pour s'en aller, d'un coup d'aile, répondre à l'appel de son rival.
J'ignore encore si j'appuyai sur la détente, mais le lourd calibre 10 à poudre
noire me poussa brutalement l'épaule, et je me retrouvai debout au milieu de la
fumée. J'avais entendu un choc sourd, comme celui d'un sac tombant d'un étage
sur le pavé. Au pied de l'arole, une gerbe de neige tourbillonnait autour d'un
énorme oiseau noir, ramant de toutes ses ailes. Et d'un seul coup le tétras
s'immobilisa sur le dos, raide, les pattes crispées.
Une heure après, j'étais au chalet, où j'empilais bûches sur
bûches dans l'âtre, ma veste et mes chaussures séchant devant les flammes, sans
arriver à me réchauffer, ni par des omelettes au lard, ni par des « tombées »
d'eau-de-vie. Le bon feu, la jeunesse et une pleine gamelle de chocolat fumant
finirent par me réconcilier avec l'existence. Mais, tout en mangeant, je ne
pouvais me dispenser de tourner la tête vers le coin noir où, pendu à la
poutre, mon coq, les ailes ouvertes, allongeait le cou presque jusqu'à terre.
J'étais fier au delà de toute expression, et je me voyais déjà entrant à Zell-am-See,
sur le coup de dix heures, le fusil en bandoulière, les mains au chaud dans mes
poches, et l'énorme oiseau négligemment accroché sur mon sac et pendant sur la
neige, comme si j'avais l'habitude, à chaque sortie, de démolir un ou deux
grands tétras. Mais je me sentais également angoissé, quelque peu honteux,
comme d'une mauvaise action, à me le rappeler si beau sur sa branche, poussant
vers le ciel clair son appel de sirène, un des plus beaux spectacles qu'il
puisse être donné à un chasseur de contempler.
Pierre MÉLON.
|