Le vieux garde était venu de loin pour l'enterrement, depuis
le château de la Jolie, qui se trouve près de Joulismes Poitevine. Notre coin
de pays a le culte des morts, et de toutes nos réjouissances campagnardes les
enterrements sont la plus courue. Cela se comprend : pour aller à la noce,
il faut être invité. Aux foires, il faut se geler l'hiver, griller l'été, pour
finalement céder ses bêtes à des cours de misère. Et c'est « gros de frais » ;
on n'est pas un ours, quand on a vendu, il faut arroser. Finalement, quand on
sort du café, sur le tard, et les jambes molles, la bourgeoise en a profité
pour dépenser aux étalages des forains la moitié de l'argent des cochons.
Encore faut-il filer doux et rien lui reprocher, elle oserait bien vous crier
après, que vous avez laissé l'autre moitié au caboulot. L'enterrement au moins,
c'est net, y va qui veut, l'on y retrouve des copains aussi bien qu'ailleurs ;
l'on n'y est pas tracassé du souci des affaires, il y a pas d'étalages pour la
« patronne », et l'on s'en tire à bon compte : trois chopines — une
en attendant le cortège, l'autre pendant les prières du curé, la dernière à la
sortie. Sauf quelques malotrus, le respect du défunt commande de ne pas charger
davantage, on aurait l'air d'être venu pour boire.
En compagnie de mon homme de confiance et voisin Baudière,
je sortais du cimetière où soufflait un mauvais vent coulis et flottait cette
imperceptible petite pluie poitevine, qui se rit à la longue des imperméables
les mieux clos. Passant devant chez lui, il m'invita :
— Monsieur entrera bien se chauffer un peu, nous avons
l'oncle Faujolle qui est venu de Joulismes ; à la sortie, je l'ai vu
passer devant, il doit être déjà rendu à la maison, il sera content de voir
Monsieur.
J'entrai.
Dans la cuisine sombre, le vieux garde était assis au coin
de l'âtre et tisonnait les braises — soixante-quinze ans, l'air d'en
porter gaillardement soixante, bien pris dans sa petite taille, vif, solide,
habile en son métier, piégeur émérite, avec cela d'une rare modestie — ce
qui ne gâte rien. Il connaissait son gibier sur le bout du doigt ; un mois
plus tôt, lors d'un furetage à la Jolie, son expérience des ronciers et des
coulées m'avait valu de tirer quelques lapins de plus. Quand on eut goûté une
prune à l'eau-de-vie, naturellement on parla de chasse, et j'en vins à déplorer
l'abondance des nuisibles dont notre pauvre chasse communale est infestée,
malgré primes et concours.
— Ah ! fit Baudière, il vous faudrait l'oncle à la
Société, il aurait vite fait de vous en débarrasser ! Il est filou avec
ses drogues, il vous prend la bête que vous voulez, à l'endroit que vous
voulez. Je suis sûr que, si Monsieur lui commandait de lui prendre un renard
dans sa table de nuit — sauf le respect que je dois à Monsieur —
Monsieur n'aurait plus qu'à faire monter la peau en descente de lit. Il ne s'en
vante pas, mais pour moi il est sorcier.
— Non, non, Gabriel, ne raconte pas des bêtises de
même. J'aime observer les bêtes, et je tends avec soin, c'est tout, il n'y a
pas de sorcellerie là dedans. Je reconnais que j'en ai pris bien près des
logis, une fois même contre le perron du château. Tenez, Monsieur, puisque vous
avez la complaisance de m'écouter, cette fois-là c'est un renard que j'ai pris,
et un fameux. À l'époque, j'étais déjà à la Jolie, chez ces Messieurs Gertoul,
du temps de Monsieur Frédéric, le père, que vous n'avez pas connu. Un grand bel
homme, fort cavalier, bien plaisant pour le petit monde, toujours une bonne
parole pour chacun de ses gens. Et quel chasseur ! à quatre-vingts ans
passés, ça ne le gênait guère de galoper sa journée entière, par tous les
temps, avec ses chiens derrière un vieux loup. Et l'année qu'il a tué ses
derniers perdreaux, étant dans ses quatre-vingt-douze, il vous les descendait
encore aussi dret que vous ou moi ... Mais passons ... En faisant sa
promenade, il m'avait rejoint dans le parc où je furetais quelques lapins pour
la cuisine.
» — Jean, qu'il me lance, je viens de voir un pied
de renard qui coupe le chemin près de la pièce d'eau des Barbarie.
C'est point de trop bon voisinage pour nos canes, il faudra
me débarrasser de ce gaillard-là.
» — Bon, monsieur, que je réponds, vous l'aurez
demain.
» — Eh ! eh ! Jean, attention, il me
semble que tu vends la peau de l'ours.
» Là-dessus, il rentre au château. Voyez-vous,
monsieur, sa doutance m'avait piqué. « Faujolle, que je me dis, faut que
tu lui fasses une surprise. » Quand il ressort, il me trouve en train de
tendre dans le massif devant le perron, censément sous ses fenêtres. Il se met à
rire :
» — Dis donc, Jean, qu'il me fait, à quoi
penses-tu ? Tu crois, bien sûr, que ton renard va venir brouter les
géraniums de Madame.
» — On ne sait jamais, que je fais, il y a des
bêtes qui ont de si drôles de goûts.
» Lendemain, j'arrive de grand matin ; mon
gaillard était au rendez-vous, qui dansait au bout de sa chaîne avec son fer à
la patte. Sûr, ça n'arrangeait pas trop les bouquets de Madame, mais j'y
pouvais rien. Je lui flanque un coup de trique sur le nez pour le faire tenir
tranquille et j'attends. Enfin, voilà Monsieur Frédéric qui ouvre ses volets
pour se raser. Alors, je me mets au garde à vous et je fais comme Mélanie, la
femme de chambre : « Le renard de Monsieur est servi », que
j'annonce. Quand il a vu le tableau, il n'en croyait pas ses yeux ; il
était si content qu'il m'a donné un louis d'or pour boire à sa santé, un de ces
beaux jaunets d'autrefois, avec l'Empereur dessus et sa barbichette, et qui
tintaient clair sur le zinc des comptoirs.
» Avant la Jolie, j'étais garde à la Vauxbrisquet, près
de Château-Chervix, en Limousin. Je vous parle d'il y a longtemps, d'avant
1914. Mon patron, c'était le comte de La Haze de Saint-Hermain, un bon gros, un
peu rougeaud, toujours bien aimable et bien enjoué. Ça se devinait qu'il avait
un beau coup de fourchette. Ma parole, il se tenait à table encore mieux qu'à
cheval, et c'était pas rien. Un jour qu'on était en déplacement en Poitou, nous
avions porté bas un daguet quasiment dans les jardins de Vouneuil. Ça l'avait
mis en appétit, il entre chez la mère Landureau qui tenait bouchon près du
pont. Il vise deux poulets qui finissaient de tourner à la broche ; en
cinq sec, il vous les a mis knock-out, les os bien propres et bien récurés, et
comme il se sentait encore un petit bout d'appétit, il l'a calmé avec une
grosse omelette de douze œufs au lard. Là-dessus on s'est remis en selle pour
s'en aller souper à quinze lieues de là, à Persac, chez Monsieur le vicomte
Émile, qui était de nos amis.
« C'était le bon temps, nous découplions sur des milliers
d'hectares avec ces messieurs du pays, le vieux Monsieur de Montpezat, le baron
de Nexon, Monsieur le comte de Montbron et les autres. Notre Limousin était
encore sauvage, des bois, des fougères rousses, des bouleaux blancs, des
châtaigneraies, des bruyères mauves au-dessus de ravins abrupts et, dans les
fonds, des ruisseaux clairs où frétillait la truite. Le pays était pourri de
gibier, c'était bien rare les jours où l'on faisait buisson creux. L'hiver
1912-1913 fut froid, les loups descendirent des monts d'Auvergne jusque chez
nous, faisant grands abats d'ouailles, tellement que les petites bergères
voulaient plus mener leurs bêtes en champs, qu'il y fallait envoyer des gars.
En février, nous avions lancé plusieurs fois une vieille louve en forêt de Fayat.
Elle était sorcière, toujours il nous fallait rompre sans l'avoir tirée et
moins encore fatiguée. Un soir de mauvaise retraite manquée, Monsieur de La Haze
me dit :
» — Faujolle, en voilà assez de cette bête, mes
métayers n'osent plus sortir leurs moutons, moi elle m'a étranglé au moins
trois chevreuils. Il te faudra essayer de la prendre.
» — Bon, monsieur le Comte, c'est pas trop facile,
mais on fera son possible.
» Deux jours plus tard, j'apprends qu'elle vient de
saigner la chèvre de la mère Lajoumard, une pauvre vieille de la Nonardie qui
n'avait que sa bique pour tout bien. À midi, des bûcherons viennent me dire
qu'ils ont vu la louve traverser le pré de Chamousseau, C'est une longue coulée
de prairie serrée entre les bois. Je me décide pour Chamousseau et j'y cale
deux pièges tant mieux que je peux. Au matin, j'y vais voir : un renard au
premier, sa renarde au second. D'ordinaire, je serais rentré à la Vauxbrisquet
tout fier de mon doublé, mais ce coup-ci j'étais si dépité que j'osais à peine
les faire voir à Monsieur le Comte, vu que c'était pas ça qu'il m'avait
commandé et que les renards ça ne mange pas les moutons. Malgré ça, il ne l'a
pas mal pris, c'était un homme qui connaissait la chasse, il savait de reste
que je pouvais pas leur y planter une pancarte à côté : « Attention,
piège à loups, interdit aux renards. » L'après-midi, je retends. Cette
fois, j'avais confiance, j'avais revu son pied tout frais, accompagné d'une
autre louve moins grande, mais pas vilaine non plus. Et puis, j'avais « traîné »
avec une délivrance de vache ; c'est curieux, les loups comme ils
l'aiment, pareils les chiens, ils la renifleraient du diable pour venir la querre
jusque sur les fumiers du domaine. Vers minuit, un voisin, Sabatier, qui
rentrait d'une veillée à la métairie d'à côté, toque à mes carreaux :
» — Ho ! Faujolle, c'est-il toi qu'as tendu
au pré de Chamousseau ? Pace qu'alors t'as un chi d'pris, à preuve qu'il
mène une sacrée musique.
» — J'arrive, que je lui réponds, attends-moi et
viens avec, j'vas te montrer un drôle de chi.
» Il était temps, la louve était prise par le cou, à
moitié étranglée, ses yeux lui sortaient de la tête, l'aurait fini par périr.
L'idée me vient de la ramener vivante pour amuser les petits de Monsieur le
Comte. Je lui passe mon mouchoir en bâillon comme je peux, nous coupons une
perche, on l'y attache des quatre pattes, je lui sors son carcan pour qu'elle
respire un peu, et en route. Comme je lui voulais point de mal, je lui tenais
la queue pour l'empêcher de prendre trop de ballant, que ça aurait pu la
contrarier. Au château, je la loge dans un bout de chenil bien clos et je vais
me recoucher deux heures. Il faisait pas encore jour que j'étais déjà en chemin
pour mon autre piège ; je l'avais tendu en lisière de forêt à cinq cents
mètres du premier. J'arrive, oh ! pas possible, y avait l'aut' louve,
mauvaise en diable, et qui claquait des dents. Celle-là l'était prise bas par
la patte, et bien libre de ses mouvements ; j'aurais bien aimé de l'avoir
vivante aussi, mais prise comme elle l'était, et me trouvant seul, je pouvais
pas en agir comme de la vieille. J'pouvais pas non plus m'en aller chercher de
l'aide, à présent qu'elle m'avait vu, j'aurais pas été loin avant qu'elle se
coupe le moignon. Il a fallu que je lui mette une balle dans la tête.
Croyez-moi, Monsieur, que j'en avais bien du regret, mais il faut ce qu'il
faut. J'avais plus qu'à lui lier les quatre pieds sur mon front et l'emmener
sur mes épaules. Le pire est qu'elle grouillait de puces et, quand elle a
commencé à refroidir, elles ont toutes décampé pour se loger entre mon cuir et
ma chemise. Mais j'étais si fier de ma prise que j'aurais enduré tout un
boisseau de puces.
» Quand Monsieur le Comte a vu ces deux bêtes, surtout
la vivante, il n'en revenait pas ; il m'a donné un gros billet de
contentement.
» — Mon gars, qu'il m'a dit, c'est vingt moutons
que tu me fais gagner. À présent, va te faire beau ; durant ce temps, je
fais atteler le break, nous partons pour Limoges montrer ta chasse aux
Limougeauds.
» Là-bas on s'est installé au coin des Carmes, qui est
bien passager, et, comme les gens de la ville c'est tout badauds qui ne savent
que faire de leur journée, on a eu jusqu'au soir trois rangées de monde qui
regardaient. Ça les faisait rire quand je faisais danser ma louve avec le fouet
— oh ! des petits coups de rien du tout, pour faire semblant.
Pourquoi lui aurais-je fait du mal à cette pauv' bête, à peine si je la
touchais, ça suffisait pour qu'elle les grogne. C'est ben là que j'ai vu la
sottise des gens. Y en a un qui avait sauté en arrière à un mouvement qu'elle
avait fait pour se jeter vers lui en montrant les dents, alors il me criait de
loin : « Vas-y, cogne dessus, fous-y en une tournée à c'te sale rosse ! »
Après, c'était une bonne grosse mémère qui s'en revenait du marché, avec un
gigot dans son filet à provisions d'une main et son morveux de l'autre, et qui
lui expliquait : « Tu vois, Toto, le grand méchant loup, on l'a
attaché, c'est pour le punir de manger les gentils petits moutons. » Le
mieux, c'étaient les filles, il y en avait des bandes qui sortaient de
l'atelier et qui s'arrêtaient pour voir. Tant plus que ma louve s'hérissait le
poil en groumant, tant plus qu'elles riaient aux larmes. Il y en avait une
petite mignonnette, elle me roulait des yeux d'ange, avec des soupirs : « Oh !
Monsieur, s'il vous plaît, tapez plus fort, faites-lui mal à cette sale bête,
vous serez gentil ! » Voyez-vous, je ne sais pas trop ce que le bon
Dieu a fait de plus cheti : des bêtes ou des gens. Enfin, à la nuit ils
sont partis ; c'était temps, ils me dégoûtaient. Heureusement la bassine,
que j'avais mise pour recevoir les sous, était pleine à ras bord, des petits et
des gros, des pièces blanches, et même des écus de cent sous, de quoi faire un
gros compte en mauvais papier d'aujourd'hui, cela me consolait un peu de la
bêtise humaine ...
» Et c'est comme ça, Monsieur, qu'étant jeune j'ai fait
voir le loup, en tout bien tout honneur, aux belles de Limoges. »
Albert GANEVAL.
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