Dans tous les coins de France ils opèrent au grand jour, en
habit noir. Leurs méfaits se chiffrent par millions. Vous croyez qu'il s'agit
du gang des tractions-avant réussissant quelque « labegumesque »
hold-up. Non. Vous connaissez les brigands volants qui appartiennent à la
grande famille des Corvidés.
Autrefois, notre Midi voyait arriver les corneilles dès
l'automne. Les mauvais jours d'hiver finis, elles remontaient vers le Nord. À
présent, les voilà installées à demeure. Le chaud soleil d'été ne les épouvante
plus ; probablement parce qu'elles ne craignent point de brunir.
Oublions leurs concerts et parlons un peu de l'appétit. Il
est des plus robustes. À les voir engloutir les semences : céréales, pois,
maïs, courges, melons, on peut conclure : bon foie, bon estomac. De quoi
faire rager nos braves docteurs. Et les cultivateurs ragent plus encore en
multipliant les moyens d'épouvante. Avec de vieux vêtements, ils confectionnent
d'énormes bonshommes qui menacent de leurs longs bras rigides. Deux jours
après, la noire compagnie vient picorer à quelques mètres. Et les boîtes de
conserves vides, gentiment enrégimentées, jouent au moindre souffle un air
argentin. Peine perdue ! ... Des bouts de glace lancent de brefs
éclairs. Mesdames les corneilles viennent y mirer leur robe brillante. Quels
que soient les moyens mis en œuvre, l'effroi du premier jour se change vite en
douce quiétude. Bientôt, rassurée, la bande revient au milieu de ces engins. En
écoutant le discordant bavardage des volatiles, j'ai l'impression qu'ils
rigolent doucement des malheureux bipèdes qui se sont donné tant de mal. Leur
effronterie est sans égale. J'ai vu, au mois de mai, en bordure d'une route
nationale, une corneille perchée sur le bord d'un seau contenant des graines de
courges qu'on allait confier au sol. Le semeur s'était momentanément éloigné.
L'oiseau en profitait ...
L'été venu, malheur aux fruits ! Non seulement ces
chapardeurs en mangent beaucoup, mais encore ils abîment une bonne partie de la
récolte. Et le maïs ! — Vlan un coup de serpe ! Tige coupée.
Alors l'oiseau noir, lourdement chargé, va se poser sur un arbre, où il
savourera les grains laiteux. En août j'assistai à un curieux spectacle. Dans
une prairie, à la lisière d'un bosquet de grands chênes, deux hommes
ramassaient le regain. À proximité, un minuscule champ de -maïs.
— Père M ..., le corbeau a pris votre fourche !
criait le petit berger voisin.
Au-dessus des travailleurs, une silhouette noire ramait
lourdement, une grande tige au bec. Puis d'autres becs droits glissèrent dans
l'air. Tous allaient se poser sur les chênes voisins. J'eus la curiosité de
m'approcher. Vingt ou trente oiseaux s'envolèrent. Le sol, au pied des troncs,
était jonché de débris : épis de maïs décortiqués, coques de noix vertes,
noisettes et amandes vidées. Huit jours après, le champ de maïs était liquidé.
Maintenant, plaçons-nous sur le terrain cynégétique. Là
aussi les dégâts sont énormes : nids détruits, poussins et pouillards
égorgés, lapereaux et levrauts assommés. Les petits oiseaux si utiles à
l'agriculture paient un lourd tribut. Les ruraux peuvent, pendant l'été,
observer le manège des becs-droits rassemblés sur un arbre ou fondant dans les
sillons. Un nid vide, quelques coquilles ou des taches de sang marquent le
passage des pirates. Parfois on arrive à temps pour le sauvetage.
Et les poussins, canetons, dindonneaux occis jusque dans les
cours de ferme ? ...
Je ne crois pas qu'il y ait, à l'heure actuelle, de
chasseur sérieux ou de cultivateur éclairé pour défendre corbeaux, corneilles,
pies et geais, sous le fallacieux prétexte que ces oiseaux détruisent des
insectes. Je ne le nie pas. Parfois les assassins se montrent généreux. Est-ce
une raison pour passer l'éponge ? Évidemment, nous avons tous vu sur la
terre fraîchement remuée les noirs voyageurs engloutissant larves et vers. Il
faut bien que les estomacs se remplissent. Lorsque, quelques jours après, le
même terrain est ensemencé, nous les y retrouvons encore, — plus nombreux
sans doute, — même si, tout à côté, une charrue déterre la vermine.
Pas de procès long et inutile. Je veux être un avocat
général implacable. Pour tous je réclame la peine capitale. Et vous répondrez « oui »,
sans accorder de circonstances atténuantes. Mais les coupables sont en liberté.
Comment et quand les exécuter ?
L'argent est le nerf de la guerre, même de la guerre aux
corbeaux. Les initiatives particulières : chasses réservées, syndicats de
chasseurs, groupements agricoles ne peuvent donner de vrais résultats. Ces
îlots de lutte se perdent sur une mer de passivité. L'agriculture et le gibier
doivent être protégés, il faut donc entreprendre une campagne nationale de
destruction des becs-droits partout où ils existent. Les dégâts des pirates
emplumés se chiffrent par millions. Il est normal de demander des millions pour
lutter contre eux. Si le ministère de l'Agriculture donnait cent millions,
et le Comité national de la Chasse la même somme (60 francs par permis), la
partie serait gagnée. Inutile de nommer des « commissions
d'enquête », un « grand corbeautier » national aidé de
« sous-corbeautiers », car il ne nous resterait alors que les yeux
pour pleurer. Et les becs-droits continueraient à se bien porter.
On peut facilement trouver dans chaque département un homme
compétent qui saura organiser la lutte. Il suffira de faire connaître qu'une
prime de 100 francs par corneille, pie, geai, adultes, 50 francs par jeune,
bien emplumé, sera payée dans les trois mois.
Nous verrons alors d'agiles garçons escalader peupliers,
chênes, bouleaux lisses, affronter les épines des poiriers sauvages, car 50
francs par jeune, c'est 250 à 300 francs d'assurés pour un nid. On gratifiera
d'une cartouche les repaires inaccessibles. Tirer avec du gros plomb la
couveuse sur les œufs ou les petits prêts à s'envoler.
La lutte se poursuivra à l'automne. Au crépuscule, deux ou
trois chasseurs dissimulés dans les bosquets abritant le sommeil des
indésirables feront du bon travail. Les rescapés changeront vite de domicile,
il faudra découvrir les nouveaux perchoirs. Dans les régions fortement boisées,
il sera à peu, près impossible de les rejoindre, car les Corvidés font souvent
de nombreux kilomètres pour être tranquilles et rêver en paix. Puis il y a les
vols passagers, très denses.
Pensons alors à l'empoisonnement. Il faudrait proscrire tous
les appâts que perdreaux et faisans absorbent : blé, orge, avoine, maïs.
Les graines de cucurbitacées, très prisées des becs-droits, ne sont point
absorbées par le gibier-plume. Employons-les. Les journées de grand froid ou de
neige seront propices, mais, si l'hiver est clément, on peut tout de même agir.
Il vaut mieux alors attirer les volatiles par une distribution ...
gratuite. Dès qu'ils ont pris, en assez forte compagnie, le chemin du
réfectoire, plaçons les graines empoisonnées. Et n'oublions pas de ramasser les
cadavres. Enfouir avec de la chaux ou, mieux, brûler.
L'usage de viandes avariées, abats, tripaille, donnera,
l'hiver, des résultats certains. L'empoisonnement en janvier-février, époque où
la chasse normale est fermée et les troupeaux à l'étable, n'aura aucune
conséquence fâcheuse pour nos toutous. Les lieux de dépôts d'appâts seront
signalés. Seuls les « rouleurs » — chiens et chats —
disparaîtront de la circulation. Bon débarras pour le gibier.
Théoriquement, 200 millions — que nous ne tenons pas
encore, — permettraient de payer la destruction de deux à trois millions
d'oiseaux ... Ne vous effrayez point de ces chiffres et si, au cours d'une
sortie, un bec-droit passe à portée, n'hésitez plus. Une corneille ou une pie
en moins vous vaudra, peut-être, deux ou trois perdreaux au bout de votre fusil
à l'ouverture prochaine. Surtout ne craignez pas l'extinction de l'espèce ...
Si, dans quelque cinquante ans, un nouveau Jean de La Fontaine paraît, il
trouvera toujours à observer « maître Corbeau » et sans doute
« compère Renard ».
A. ROCHE.
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