Le petit village d'Arbéost est bâti dans la haute vallée
d'un affluent du gave de Pau, l'Ouzon, sur un mamelon dont certaines terres
glissent parfois dangereusement jusqu'au fond du ravin. Il est dominé par le
pic de Gabizos et par les cols de Soulor et d'Aubisque. Les membres des
caravanes du Tour de France cycliste peuvent apercevoir, tout au fond du vallon
herbeux du Litor, ses deux groupes de maisons aux toits d'ardoises — extraites
des carrières toutes proches.
Il n'était constitué, à l'origine, que par quelques granges,
occupées seulement l'été. Les pâtres de la vallée du Lavedan franchissaient Soulor,
ceux de la vallée d'Ossau passaient par Aubisque, et tous gardaient leurs
troupeaux dans le cirque, dont les nombreuses petites sources alimentent l'Ouzon.
Bientôt, des pâtres des deux vallées s'installèrent à demeure dans les lieux et
baptisèrent la nouvelle agglomération Arbéost, mot formé de syllabes tirées des
noms de leurs villages d'origine : Arrens et Béost.
La route qui relie Eaux-Bonnes à Arrens ne fut construite
que sous Napoléon III, et ces parages étaient, il y a cent ans, des sites
sauvages hantés par les ours qui promenaient, même le jour, des bois d'Arbaze
au Soucarra et à l'Arrandaou. Les pâtres défendaient de leur mieux leurs
troupeaux avec les grands chiens blancs des Pyrénées dressés à cette intention,
et la nuit avec des feux ; mais le tribut qu'ils payaient au printemps aux
ours sortant du long jeûne de l'hiver était si lourd qu'il fallait organiser des
battues pour se débarrasser des bêtes téméraires n'hésitant pas quelquefois à
attaquer en plein jour.
C'est l'une de ces battues qui me fut contée, il y a quelque
trente ans, par un vieillard d'Arbéost. Il y avait participé comme traqueur,
alors qu'il n'avait qu'une quinzaine d'années :
« Je menais le petit troupeau de vaches de mes parents
vers le Litor tous les jours de beau temps et, le soir, je ramenais les bêtes à
l'étable. Nous n'aurions pas osé les laisser dehors la nuit cette année-là,
parce qu'un ours énorme vivait dans les parages. Je l'avais moi-même aperçu un
jour traversant l'Ouzon et sautant sur les cailloux émergeant des eaux du
torrent avec une agilité surprenante ; les ours n'ont que l'apparence de
la lourdeur. Le suivant des yeux, je l'avais vu se diriger vers les pentes du
mont Lée, un peu à l'ouest du lieu où se trouve aujourd'hui la maison des
cantonniers de la route « thermale », communément appelée la cantine
d'Arbaze. Il avait disparu dans les bois et les rochers, mais les chiens avaient
continué à aboyer dans sa direction, et il est probable que, de son poste
d'observation, ou il guettait un relâchement de notre surveillance, ou il
mûrissait un plan d’attaque pour un jour plus propice à ses exploits.
» Le soir, après avoir rentré les bêtes à l'étable, je
trouvai à la maison paternelle un vieux chasseur que je connaissais seulement
sous le nom d'Antoine. Simple hasard d'ailleurs, car il venait assez rarement
chez moi. Bien entendu, je racontai à tous ce que j'avais vu, et je fus frappé
par l'insistance d'Antoine, qui désirait connaître les plus petits détails sur
le personnage qui l'intéressait ... Il décida de m'accompagner le
lendemain, car je ne voulais pas remonter seul vers les pâturages.
» Tout en cheminant derrière le troupeau, j'observai le
lourd fusil à pierre d'Antoine, dont le gros calibre pouvait certainement
supporter une énorme charge. Mais ce n'était qu'un fusil à un coup ... qui
ne partait pas toujours ! Nous arrivions sur le bord du plateau du Litor
lorsque les vaches refusèrent d'aller plus avant, et nous eûmes assez de peine
pour les empêcher de reprendre le sentier menant vers le bas de la vallée. « L'ours
n'est pas loin, affirma Antoine » ; les vaches l'ont senti et leur
instinct ne les trompe pas. » Antoine traversa le torrent et rentra sous
le bois ; je ne le revis pas de plusieurs heures. Lorsqu'il vint me
retrouver, il m'annonça qu'il avait découvert les traces fraîches et que, les
ayant suivies, elles l'avaient mené au pied de deux rochers où les allées et
venues indiquaient que c'était dans ces lieux que devait se trouver la tanière.
« Il pèse 300 kilos, disait Antoine ; jamais je n'ai vu un pied
pareil ! »
» Plusieurs jours, Antoine vint avec moi. Il allait se
mettre à l'affût et restait à son poste fort tard parfois ; mais la bête
avait changé de théâtre d'opérations, et nous apprîmes dans la semaine qu'il
avait dévoré une génisse au col de Louvie-Soubiron, à quelques heures de marche ...
» Antoine renonça, pour le moment, à son affût.
» Or, un matin, mon troupeau fut si effrayé qu'il se
dispersa et rentra sans moi à l'étable. Aucune vache ne fut perdue, mais il
fallut des cordes pour tirer l'une d'une pente où elle s'était engagée. L'ours
était donc revenu dans les parages. Je ne l'avais pas vu cette fois, mais je
n'osais plus revenir au pâturage. Le bétail, lui aussi, refusait de remonter au
plateau.
» Il fallait, de toute urgence, faire une battue.
» Elle fut organisée, et tous les hommes possédant un
fusil furent invités à y participer. Plusieurs jeunes, dont j'étais, devaient
suivre les traqueurs et faire du bruit avec des cors, des casseroles. J'étais
fier d'être de la partie, mais mon père m'accablait de conseils de prudence.
» Au jour dit, une vingtaine de chasseurs se
présentèrent : la plupart n'avaient que des fusils à pierre ;
quelques-uns, parmi les plus fortunés, portaient des fusils à baguette avec
cheminées et amorces ; ceux-ci avaient deux coups sûrs à tirer chacun,
aussi ils furent judicieusement répartis dans les meilleurs postes. Après avoir
donné ses consignes, Antoine me fixa l'heure et le lieu où devait commencer la
traque, et il m'indiqua la direction à prendra : celle des deux rochers. « Moi,
je m'en vais avec mon fusil », conclut Antoine. Je compris qu'il avait
l'intention de tuer l'ours tout seul ce jour-là, et que toute la battue, par
les dispositions prises, devait amener la bête au poste choisi par lui. Il
faillit payer bien cher sa témérité.
» À l'heure prévue — on m'avait prêté une montre, —
je me trouvais à l'endroit indiqué par Antoine et nous commençâmes un bruit
infernal à travers les bois. À un moment donné un chien revint dans nos jambes,
la queue basse, et ne voulut pas repartir. Bientôt un camarade releva des
traces fraîches de la grosse bête que nous traquions, et notre tintamarre
reprit de plus belle. Nous étions à peu près à 400 mètres des deux rochers,
lorsqu'un coup de fusil formidable retentit dans la montagne ; un seul
coup, puis plus rien. Je m'étais rapproché d'un traqueur portant un fusil ;
la bête ne pourrait-elle pas revenir sur ses pas ? Comme il avait été bien
entendu que, si l'ours était tué à un poste, les chasseurs sonneraient de leur
cor, ou que, si l'ours était manqué, les autres postes seraient prévenus par
des cris, ce silence était angoissant. Pas de doute : c'était Antoine qui
avait tiré, et peut-être que la bête s'acharnait sur lui ...
» Nous courûmes autant que nous le permettaient notre
souffle et l'état des pentes de la montagne. J'arrivai parmi les premiers.
Antoine était là, étendu à terre, la face livide, son long fusil à la main
droite. Il n'y avait pas de trace de lutte et l'homme ne portait pas de
blessure : il était évanoui ! Son fusil était chaud ; c'était
donc lui qui avait tiré. Frictionné, réconforté par quelques gouttes d'alcool
introduites avec peine dans la bouche, entre les dents serrées, Antoine
revenait à lui au bout de quelques minutes. « L'ours ! l'ours ! »,
murmura-t-il. Et, avec sa main, il indiqua une direction. Nous nous
précipitâmes : une goutte de sang sur l'herbe foulée, puis une autre, et,
un peu plus bas, sous les branches basses d'un hêtre, l'ours, un ours énorme !
Nous nous approchâmes avec des précautions, deux fusils prêts à tirer, mais la
grosse bête était bien morte.
» Au bout de quelques instants, tous les chasseurs de
la battue étaient auprès de nous.
» Une grosse branche fut coupée et nous essayâmes de
porter la victime, mais ce fut peine inutile. II fallut se décider à écorcher
l'ours sur place ; le poids de la peau fraîche était une charge suffisante
pour un homme. La bête dépecée fut partagée entre les chasseurs, et je me
souviens que j'obtins un beau morceau.
» Sur le chemin du retour, puis ici, dans cette salle
d'auberge, Antoine raconta maintes fois son aventure : à l'aboi des
chiens, il avait compris que l'ours passerait, non en dessous des deux rochers,
mais au-dessus. Au moment où il se décidait à changer de poste, la grosse bête
apparaissait sur l'un des rochers, à 5 mètres, poussant un grognement de colère
et montrant ses crocs redoutables ; Antoine avait tiré et le coup ...
était parti. Le chasseur s'était affaissé évanoui, et l’ours — recevant
une balle qui, rentrée sous le maxillaire inférieur, faisait éclater la boîte
crânienne — avait roulé de son promontoire sans écraser celui qui l'avait
frappé à mort.
» La peau fut laissée à Antoine, qui la fit vendre à la
ville pour un louis. Les pâtres se cotisèrent — mon père versa dix francs
— et Antoine reçut un autre louis. « Je n'ai jamais touché une aussi
grosse somme en une seule fois », disait Antoine dans ses dernières
années.»
L'octogénaire qui faisait le récit, fatigué par ses gestes,
et peut-être par son effort de mémoire, s'essuya le front ; puis, comme je
lui affirmais qu'avec un bon fusil à deux coups il n'y avait pas à craindre
l'ours, il mit paternellement sa main sur mon épaule en disant : « Tu
es bien hardi, jeune homme ! tu ne connais pas les ruses, la vitesse et la
puissance de l'ours ; ne t'avise pas de l'attaquer seul ; si Antoine
avait seulement blessé la bête, il serait mort écharpé. »
J'ai bien souvent pensé à cet avertissement, mais je puis
affirmer que l'ours blessé n'attaque pas toujours l'homme ; il fuit
quelquefois et ... soigne ses blessures. J'apporterai les témoignages.
Jean ELDAR.
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