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Le homard

À ceux de mes lecteurs qui me reprocheraient de ne leur avoir jusqu'à présent donné en pâture que de la menue « pêquaille » — crevettes, moules et bouquet de sable — je ferai aujourd'hui la part plus belle. Mais nous n'avons pas perdu de temps, qu'ils se rassurent ! Au demeurant, juin ne constitue guère que le premier acte de la pêche côtière à pied, et c'est maintenant seulement que, pour les « bassiers », ces travailleurs de la (basse) mer, l'été va commencer à taper vraiment les trois coups.

Au lieu du banal « lever de rideau » rituel, le programme affichera cette fois-ci un plat de résistance : le homard, prince de la pince et cardinal des mers — après cuisson.

Après cuisson parce que, à l'état de nature et avant le sacrifice du court-bouillon, le homard présente, on le sait, je pense, une robe bien peu pourprée. Ventre d'un gris un peu crémeux et carapace de couleur sombre, d'un bleu tirant souvent sur le violet ou pigmenté de brun, tel apparaît le homard au pêcheur lorsque celui-ci en aperçoit un au sec, par pur hasard. Autant dire aux profanes que le homard ne se découvre pas aisément du premier coup d'œil et qu'il n'éclate pas au regard, sur les rochers d'un brun roux, à la manière d'un chiffon rouge accroché à un tas de ferrailles ...

Du reste, le homard, animal entre tous prudent, a coutume de se cacher dès que le reflux se fait sentir, donc dès que la mer baisse. Comme la plupart des autres crustacés, l'instinct de conservation le guide d'une manière étonnante et lui fait regagner son gîte, sauf accident, avant que le rocher où il s'abrite n'ait émergé. Il serait intéressant de déterminer dans quelle mesure le sens de l'heure du « déflot » ou de la direction du mouvement des eaux agit ici (encore que ce problème s'écarte un peu des points cynégétiques que nous traitons). Mais ce qui importe avant tout, c'est de vous prévenir que, sur les plateaux rocheux du moins, vous ne verrez que très exceptionnellement un homard hors d'eau.

Le homard se loge toujours parmi les rochers, et plus fréquemment dans des trous horizontaux que sous des pierres. La nature même du sol conditionne la modalité de son gîte habituel. Dans des régions granitiques ou de pierres très dures, il se protégera le plus souvent sous un amas de rocs lourds, à condition d'y trouver à la fois un accès à sa mesure et un espace vital suffisant. Sur des plateaux marins constitués par d'anciennes assises de falaises, de calcaire ou de grès tendre, c'est plus généralement dans des trous horizontaux qu'on le découvrira, horizontaux et jamais verticaux, notez-le. La différence de ces gîtes fixera le choix du mode de pêche, à la fouëne ou au levier.

Car je ne vous ferai pas l'injure de vous entretenir ici de la pêche piégée, celle que pratiquent les professionnels, qui consiste à déposer, à proximité du nid supposé du homard, des nasses d'osier préalablement boëttées. Ce n'est plus là de la chasse, mais du filetage en quelque sorte, du braconnage (licite) sans noblesse — non sans profit. Nous, c'est à armes égales que nous combattons le homard, en lui laissant ses chances, qui sont importantes, et en prenant nos risques. Des risques qui n'excèdent pas une brutale et quelquefois douloureuse pinçure, mais une pinçure qui peut tout de même vous sectionner un doigt.

Ce qu'on doit tout d'abord retenir, s'agissant de l'habitat du homard, c'est que ce crustacé ne vit que dans des zones rocheuses riches en varech et en algues, les mêmes que pour l'étrille et le bouquet. Il y a presque partout coexistence de ces trois espèces de crustacés et pas seulement, je crois, parce que les deux premiers aiment à se repaître du troisième. Le nombre respectif de chacun d'eux, pour une surface donnée, reste par ailleurs proportionnel le plus souvent à la taille des animaux. Ainsi, pour une superficie sous-marine moyenne de mille mètres carrés, on trouve en général, estime-t-on, cinq cents crevettes rouges, cinquante étrilles et un seul homard — ce qui correspond à peu près, dans chacun des cas, à un poids semblable de chair comestible. Mais on péchera plus aisément le demi-millier de bouquets que le demi-cent d'étrilles et surtout que le homard.

La forme même de ce royal crustacé implique, je le répète, son aversion pour les trous verticaux où il ne saurait se mouvoir, sa prédilection, par contre, pour les trous horizontaux ou les « igloos » formés d'un tas de robustes pierrailles sous lesquelles il peut se déplacer facilement lorsque la mer les recouvre. Car c'est en pleine eau qu'il se complaît. Il y nage à l'horizontale, comme le bouquet, et à coups de queue répétés. La vitesse de déplacement d'un homard en eau profonde est d'ailleurs surprenante, et il fuit ainsi tout danger, avec une célérité insoupçonnée. Mais il ne semble guère s'écarter jamais très loin de ses bases coutumières.

Cette dernière particularité indique que les meilleures pêches de homard, on les réalisera, en toute hypothèse, dès juin, le mois où justement la chair du homard et surtout de la homarde s'avère de la plus fine qualité, notamment, dans ce dernier cas, lorsque la femelle n'a pas encore évacué ses œufs je n'écris pas « jeté » à dessein, car il y a une différence notable de saveur entre le caviar que contient la bête et celui qu'elle porte en grappes sous la queue, avant de frayer). On observera vite, d'ailleurs, qu'un trou ou un abri déterminé restent vacants longtemps après que son occupant aura été péché. Tout permet de supposer que les homards adultes adoptent un gîte dès l'hiver et qu'ils y demeurent tout l'été, au moins jusqu'à disparition par combat ou capture.

La pêche du homard s'effectuera selon des procédés différents, je le redis, suivant la nature de leur gîte, mais, presque toujours, aux lisières de basse eau et en grande marée — les homards ne se laissant mettre au sec que par surprise. On en déduira que, pour les trois mois qui viennent, les jours propices pour la pêche au homard s'inscriront aux marées de nouvelle lune de juin et juillet, un jour avant, deux jours après, et du 12 au 15 août — dates favorables aux balnéaires en vacances.

S'il s'agit de plateaux rocheux à trous horizontaux, qu'on aura profit à déterminer à l'avance (mais à la condition de disposer d'un sens très poussé de l'orientation et singulièrement du repérage), on péchera le homard à la fouëne : une fouëne de métal mou, à deux dents, d'une vingtaine de centimètres, emmanchée sur une gaule de bois souple mais résistant. Les gaules dont se servent les paysans pour, « secouer » les pommiers et les noyers feront très bien l'affaire. Cet instrument n'a d'autre but que de parvenir à coincer le homard dans la cavité longitudinale qui lui sert d'abri et qui demeure parfois très profonde, d'où la nécessité de monter le fer de fouëne sur une perche de deux mètres environ, susceptible d'épouser les sinuosités du trou, non sur un manche rigide qui risquerait de casser au premier effort.

Ainsi armé, le pêcheur commencera à tâter son trou avec prudence, en s'efforçant de traduire les diverses vibrations de la gaule. Avec un peu d'expérience, il parviendra assez vite à distinguer les chocs que subit la fouëne en heurtant les parois non rectilignes de la cavité des réactions sensibles du crustacé dès qu'il commence à combattre, de l'une et l'autre pince. L'oreille le guidera parfois, bien moins toutefois que le toucher, les coups de pince du homard se répercutant très nettement sur toute la longueur de la gaule. Le « travail » consistera à coincer l'une des pinces entre les deux dents de la fouëne, non à empaler sottement l'animal, bien entendu. Ce ne sera jamais tâche facile, mais, pour peu que la cavité prospectée soit étroite et que le « bassier » parvienne à acculer la bête au fond de son trou, il réussira assez vite à la ferrer.

Si, au contraire, le pêcheur prospecte des plateaux de roches dures, il aura toujours intérêt à rechercher les « passes » du homard au pied d'un tas de pierrailles paraissant le plus souvent posées en équilibre les unes sur les autres et parfois même branlantes. Ces traces particulières ne peuvent se rencontrer que sur des sables à gros grain, apportés là par des remous de marées, et permettent à un œil exercé de déterminer l'existence d'un homard, en raison des sillons spécifiques qui s'y dessinent. Mais il y faut, disons-le tout de suite, une longue pratique et un sens de l'observation fort aigu.

Dans de semblables cas, le homardier ne pourra jamais pêcher seul. Il devra se faire accompagner d'un manœuvre, en quelque sorte, armé d'un lourd levier de chêne à bout ferré et chargé de soulever les lourds rochers au pied desquels on aura repéré des « passes ». Cette seule opération permettra de débusquer le homard, mis ainsi au jour bien contre son gré. La capture du crustacé se fera alors à la fouëne courte ou au havenet carré emmanché, parfois aussi à la main si l'animal est de petite taille ou si le pêcheur connaît l'art de le « coiffer », en le saisissant à pleine main par la partie antérieure de sa carapace — de manière à éviter à la fois le dangereux contact des pinces ou les coups de queue brutaux de la bête. C'est en raison de ce procédé si spécial de démolition du gîte naturel que, dans certaines régions, on désigne ce mode de pêche du nom curieux de « marée de levier ».

Qu'il s'agisse de marée de levier ou de pêche fouënée, le pêcheur averti ne manquera jamais de procéder à une investigation complète du « nid » ou du trou, après la capture même du homard. Car ce savoureux crustacé a coutume de cohabiter presque toujours avec un congre — et souvent un congre de belle taille — sans qu'on ait jamais pu préciser les raisons ou la nature de ces étonnantes affinités, ni déterminer si le homard entend se repaître de son colocataire, aux heures alanguies du frai, ou si le congre attend la mue annuelle de son compère pour se régaler d'un mets de roi.

Maurice-Ch. RENARD.

Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 346