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Alpinisme

L'arête sud de l'aiguille noire de Peuterey

Nous avons parlé jusqu'ici de l'ascension des sommets pyrénéens ou alpins par le chemin le plus facile découvert par leurs conquérants. Lorsque la plupart des sommets bien individualisés furent gravis, on commença à chercher des voies nouvelles d'ascension, en s'attachant en général à suivre un itinéraire aussi élégant que possible : lorsqu'il s'agissait d'une face, choisir une ligne d'ascension assez directe et, pour une arête, chercher à ne pas en quitter trop souvent le fil.

Actuellement, on peut dire que tous les grands sommets, à de rares exceptions près, ont été gravis par toutes leurs faces et par toutes leurs arêtes.

Nous choisirons comme exemple d'escalade du cinquième degré la plus belle et la plus longue des arêtes rocheuses du massif du Mont-Blanc : l'arête sud de l'aiguille Noire de Peuterey. L'aiguille Noire est le dernier sommet de l'arête de Peuterey qui descend du mont Blanc vers le versant italien en splendides ressauts de glace et de granit, et constitue l'une des plus difficiles voies d'ascension du mont Blanc ; elle passe successivement par le mont Blanc de Courmayeur, le Pilier d'Angle, le col de Peuterey, l'aiguille Blanche de Peuterey, puis descend vers les flèches aiguës des Dames Anglaises avant de remonter à l'aiguille Noire. L'arête sud est le prolongement de cette longue arête ; mais l'ensemble des difficultés présentées depuis son point de départ jusqu'au sommet du mont Blanc est tel que la course complète depuis la base de la Noire jusqu'au sommet du mont Blanc n'a encore jamais été faite. Il est juste d'ajouter qu'elle n'est pas réalisable sans passer une, et plus probablement deux nuits de bivouac à haute altitude.

L'arête sud de la Noire est une arête rocheuse extrêmement redressée s'élevant sur mille mètres de dénivellation du col des Chasseurs au sommet, par une série de tours plus ou moins bien individualisées dont les principales sont : la première ou pointe Gamba (3.050 m.), la troisième ou pointe Welzenbach (3.350 m.), la quatrième ou pointe Brendel (3.500 m.) et la sixième ou pointe Bich (3.753 m.), très voisine en altitude du sommet (3.772 m.).

Comme toujours en pareil cas, la conquête de l'arête n'a pas été l'oeuvre d'une cordée unique. À l’époque de cette conquête (de 1926 à 1930), le versant italien du mont Blanc n'était guère accessible, pour des raisons politiques, aux alpinistes français, et ces derniers ne participèrent pas aux nombreuses tentatives où s'affrontèrent uniquement Italiens et Allemands.

La pointe Gamba avait été gravie dès 1913. La pointe Welzenbach fut atteinte en 1926, successivement par une cordée allemande, puis par une cordée italienne. De jeunes porteurs de Courmayeur réussirent en 1929 à descendre du sommet à la pointe Brendel, puis à remonter au sommet, et une autre cordée italienne atteignait l'année suivante la pointe Brendel par le bas.

Un mois plus tard, les 26 et 27 août 1930, deux Munichois, Karl Brendel et Hermann Schaller, effectuaient la jonction des deux itinéraires, réussissant ainsi la première ascension complète, en bivouaquant entre la cinquième et la sixième tour. Ces deux alpinistes ne devaient pas longtemps survivre à leur victoire. L'un d'eux trouvait la mort au mois de mai suivant dans une paroi rocheuse du Kaisergebirge ; l'autre, quelques mois plus tard, faisait une chute de 600 mètres dans l'Himalaya, au cours de l'expédition allemande au Kangchenjunga.

Depuis cette date, l'arête sud de Peuterey est devenue l'une des plus grandes courses classiques du massif du Mont-Blanc, et de nombreuses cordées françaises en ont fait à leur tour l'escalade.

Comme il est intéressant de suivre au cours des années ce que devient une grande course, indiquons que l'on compte actuellement près de cinquante ascensions de cette arête et que deux événements tout récents sont à signaler : Une Française, Mme Georges Kogan, a réussi, au cours de l'été 1949, cette ascension entièrement en tête de cordée ; et, au mois de février 1949, Gobbi et Rey, guide et porteur de Courmayeur, ont fait la première ascension hivernale de l’arête, bivouaquant à la montée au sommet de la pointe Brendel, et une deuxième fois à la descente de la voie normale de l'aiguille vers 3.300 mètres. C'est la première fois qu'une course rocheuse de cette envergure était réalisée en hiver dans le massif du Mont-Blanc.

Avant de passer à la description de cette escalade, ajoutons encore que cette course, très longue normalement, a été réussie dans un temps exceptionnel par une cordée française conduite par le guide Gaston Rebuffat, en huit heures d'escalade de l'attaque de l'arête jusqu'au sommet, alors que de nombreuses cordées bivouaquaient deux fois sur le mémo parcours.

Ces derniers exemples montrent l'évolution rapide de l’alpinisme au cours des dernières années et la place de premier rang que prennent les grimpeurs français actuellement, illustrée par ailleurs par de magnifiques exploits dans les Alpes orientales, où jusqu'à présent ils n'avaient guère eu l'occasion de faire parler d'eux. Souhaitons qu'il en soit de même à l'Himalaya, et que l'expédition française, qui part de France au moment où j'écris ces lignes, ait atteint le sommet du Dhaulagiri lorsque vous les lirez en réussissant l'ascension du premier des huit sommets de 8.000 mètres du monde.

Pierre CHEVALIER.

P.-S. — Signalons que le passage sur l'ascension de la dent du Requin par Guîdo Rey, que nous avons cité dans notre causerie d'avril, était extrait de la traduction de son ouvrage : Alpinisme acrobatique, traduit par le commandant Emile Gaillard (Dardel, Chambéry, 1920).

Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 351