bandonnons pour une fois notre rucher dans le
bruissement des allées et venues, musique si douce à l'oreille de l'apiculteur,
pour prendre la défense de nos abeilles en faisant connaître en toute sincérité
leur rôle bienfaisant et parfois ignoré des agriculteurs dans la fécondation
des plantes et principalement des arbres fruitiers. Si tous les cultivateurs
étaient renseignés là-dessus, nous entendrions peut-être moins de critiques
injustifiées à l'égard de nos avettes mises a l'index par beaucoup d'entre eux,
critiques colportées de l'un à l'autre faute d'observations précises
personnelles, comme, par exemple, lorsque l'abeille est accusée de « dévorer »
les fruits. Tous ceux qui ont un peu étudié l’anatomie de l'ouvrière savent
très bien qu'il lui est matériellement impossible d'attaquer un fruit sain ;
contrairement à ce que peut faire la guêpe, elle n'est pas outillée pour cela ;
c'est une hérésie que seuls peuvent se permettre les ignorants.
Ce qui a pu faire croire aux déprédations commises par les abeilles,
c'est que, lorsqu'un fruit a la peau déchirée par d'autres insectes ou par
l'excès d'humidité, c'est évidemment une aubaine pour nos ouvrières ; tout
le malheur vient de là. Mais posez un fruit intact, sain, sur la planche
d'envol d'une ruche, vous verrez quelques abeilles affairées pendant un moment,
puis, lorsqu'elles se sont rendu compte qu'il n'y a aucune fissure, elles
l'abandonnent définitivement ; c'est une expérience à faire devant les
incrédules.
Sans entrer dans le détail de la fécondation des plantes,
nous savons par des expériences scientifiques que la pollinisation est
effectuée par les insectes divers dans 4 p. 100 des cas, 17 p. 100
par les bourdons, 19 p. 100 par le vent et 60 p. 100 par les
abeilles. Elles évitent également la dégénérescence des fleurs à auto-fécondation
en transportant le pollen de l'une à l'autre.
L'abeille est donc l'agent le plus actif de la fécondation
des plantes et, partant, de leur fructification et reproduction. Nous savons
tous, en effet, que, pour qu'une fleur soit fécondée, il faut que le pollen,
élément mâle de la fleur, se dépose sur le stigmate du pistil, lequel le fera
parvenir aux ovaires.
Pour les plantes entomophiles, c'est-à-dire dont la
fécondation est assurée principalement par les insectes, l'abeille fournit 73
p. 100 de cette action.
Bien entendu, elle remplit ce rôle inconsciemment, en y
trouvant elle-même son profit : la fleur donne son pollen et son nectar,
et l'abeille est peut-on dire, le messager d'amour de la fleur en assurant sa
fécondation, d'où échange de bons procédés. Sans les fleurs, les abeilles
disparaîtraient vite de notre terre et, sans les abeilles, plus de cent mille
espèces de plantes ne pourraient plus se reproduire. Les abeilles et les fleurs
sont donc intimement unies dans la lutte pour la vie.
La nature a, d'ailleurs, voulu que les fleurs, par leur
forme, leurs coloris, leurs parfums, attirent les insectes. De son côté,
l'abeille, avec le duvet qui recouvre son corps et avec ses pattes, se charge
de pollen, qu'elle transporte d'une fleur à l'autre en butinant. L'abeille ne
visitant qu'une même espèce de fleurs à la fois, il ne peut exister de son fait
de croisements désordonnés ou monstrueux.
Dans ce mutuel échange de services, c'est la fleur qui est
favorisée ; ainsi, pour récolter de quoi faire 1 kilogramme de miel,
l'ouvrière doit visiter 20 millions de fleurs de trèfle ; en compensation,
30 kilogrammes de graines sont produites.
Pour mettre en relief l'action bienfaisante des abeilles,
voyons quelques expériences.
À proximité d'un rucher, 20 fleurs de trèfle ont été
encagées pour empêcher les abeilles d'y venir ; 20 autres, laissées à
l'air libre, donc butinées, ont produit près de 3.000 graines, alors que celles
encagées n'ont absolument rien donné !
En Amérique, 2 cerisiers semblables, près d'un rucher, et
dont l'un fut recouvert d'un fin grillage pendant la floraison, ont donné les
résultats suivants : 4 kilogrammes de cerises pour l'arbre grillagé et 22
kilogrammes pour celui laissé à la disposition des insectes.
Puisque nous parlons de l'Amérique, tous les apiculteurs ont
entendu dire que les propriétaires de ces immenses vergers de là-bas possèdent
des ruches uniquement pour assurer la fécondation de leurs arbres fruitiers ;
ceux qui n'en possèdent pas louent à des apiculteurs le nombre de colonies
nécessaires pendant la floraison ; ils savent fort bien que c'est de
l'argent bien placé. En France, nous avons du retard à rattraper dans ce
domaine ; malheureusement, nous n'en sommes pas encore là !
En Algérie, on utilise l'abeille pour la fécondation des
dattiers et même des orangers, tout autant que pour la production du miel.
Maintenant que nous avons revu ensemble le rôle si utile de
l'abeille en agriculture, si des producteurs de fruits ou de plantes
oléagineuses nous lisent et ont compris leur intérêt véritable, ils voudront
éviter la perte de ces auxiliaires en traitant leurs arbres et leurs plantes en
dehors des périodes de pleine floraison, car, si les produits chimiques tuent
les insectes, les abeilles, hélas ! paient quelquefois de lourds tributs à
cause de traitements chimiques, faits mal à propos. D'ailleurs, il est
recommandé de procéder à ces traitements à la période du bouton blanc
(bourgeon) et à la chute des pétales. En pleine floraison on provoque la coulure.
Les intérêts des uns et des autres vont de pair. De plus, l'apiculteur victime
peut réclamer en justice des dommages à l'agriculteur qui n'aura pas respecté
les périodes de pleine floraison. Faire faire un constat d'huissier.
Enfin on a remarqué que l'abeille elle-même est un
destructeur de l'anthonome du pommier : en visitant les fleurs, elle fait
tomber les œufs qui y sont déposés ou met la larve au contact de l'air en
ouvrant la fleur, ce qui provoque sa mort ; c'est ce qui explique que les
pommiers situés à proximité de ruchers sont moins attaqués.
Nous espérons que, par cette petite causerie, nous aurons
été utile aussi bien à nos abeilles, en les faisant mieux connaître, qu'aux
arboriculteurs, qui sauront que ce sont leurs meilleures alliées, et ils leur
pardonneront volontiers la perte de quelques fruits abîmés et sans valeur
commerciale qu'elles viendront butiner. Ce sera encore un échange de bons
procédés qui complétera l'œuvre de la nature.
R. GUILHOU,
Expert apicole.
|