En juillet dernier, nous faisions remarquer à nos lecteurs
que l'économie mondiale semblait arrivée à un tournant de son histoire et
qu'aux longues années de pénurie de marchandises et de hausse des prix semblait
vouloir succéder assez rapidement une tendance inverse. Depuis lors, la pénurie
a pratiquement disparu de notre horizon ; les prix des matières premières
et des principaux produits de base, quoique de tendance lourde ou même très
lourde, ont plutôt résisté.
Il semble qu'un peu partout, mais plus particulièrement en
Amérique, après des craintes très vives en une crise de réajustement comme
après la première guerre mondiale, l'opinion en arrive à douter de la fin de la
pénurie et, par voie de conséquence, de la possibilité de baisse profonde des
prix. Le processus économique s'étant développé dans ces dernières années
autrement qu'après 1918, l'optimisme irraisonné en profite pour s’étaler. Qu'en
est-il vraiment ?
Il ne faut pas perdre de vue qu'il y avait une différence
énorme entre la situation de 1918 et celle de 1945 : l'influence des deux
guerres mondiales n'est guère comparable.
En 1918, les dégâts matériels avaient été limités à quelques
contrées européennes seulement ; dès la fin des hostilités, toutes les
nations belligérantes, sauf la Russie, reprirent rapidement leur place dans la
compétition économique mondiale. Compétition qui fut aggravée et renforcée, et
par la concurrence nouvelle de pays producteurs qui avaient profité des
demandes illimitées de la période de guerre pour s'industrialiser plus ou
moins, et peut-être plus encore par les progrès techniques dans la fabrication
qui multipliaient de plusieurs unités les potentiels industriels d'avant 1914.
Le problème du suréquipement et du chômage permanent dit technique est, en
fait, une séquelle de la première guerre mondiale.
Dans la seconde guerre mondiale, les dégâts matériels furent
très importants, et cette fois non plus limités à l'Europe. Et, aux
bouleversements résultant directement de la guerre, il faut joindre ceux de
caractère politique ou social, particulièrement en Asie et dans le
Proche-Orient, qui furent des sources inépuisables de matières premières et de
produits lors du premier conflit.
Si la guerre de 1914 s'était terminée sous le signe de la
surproduction industrielle, celle de 1939 le fut plutôt sous celui de la famine
et de la non-satisfaction des besoins les plus élémentaires pour des dizaines
de millions d'humains. C'est la satisfaction immédiate de ces besoins urgents
(par le plan Marshall, ou autrement) en même temps qu'un potentiel de
production mondial affaibli qui constituent l'explication en apparence
paradoxale de la fermeté des prix mondiaux jusqu'à ce jour.
Mais aujourd'hui ces besoins vitaux sont en partie
satisfaits, tout au moins en ce qui concerne les nations du groupe atlantique.
De leur côté, les approvisionnements « stratégiques » de produits et
matières premières touchent aussi à leur fin. Et, si le potentiel de production
ancien ne s'est guère développé en puissance que dans quelques branches :
pétrole, caoutchouc et plastiques, textiles artificiels, métaux légers ...,
il s'est une fois encore, ainsi qu'en 1914-1918, développé dans des pays
jusqu'ici peu ou pas producteurs. Aussi est-il probable que les prix de ces
dernières années seront dans l'impossibilité de se maintenir aux niveaux
actuels, par suite de surproduction.
À ce point de vue, le marché des États-Unis, offre depuis
quelque temps déjà de nombreux indices concordants. Déjà, en 1948, les prix
agricoles avaient sérieusement fléchi, et il est probable que la débâcle fut
évitée uniquement grâce aux livraisons du plan Marshall. Par ailleurs, on
commence à restreindre l’extraction des métaux non ferreux et l'on parle de
nouveau de plans internationaux pour le cuivre, l'étain, le sucre ... Nous
semblons revenir peu à peu aux préoccupations des environs de 1930.
Qu'est-ce que l'épargne peut avoir à craindre de cette
évolution économique ?
En règle générale, les périodes de baisses de prix ne sont
jamais favorables aux affaires. Les prochains bilans, et plus encore ceux
relatifs à l'exercice en cours, devraient normalement présenter des résultats
inférieurs aux précédents. Moins de chiffre d'affaires et marges plus réduites
par la concurrence, telle est la situation qui commence à prendre tournure.
En ce qui concerne plus particulièrement les entreprises à
activité spécifiquement nationale, qui constituent la majorité des affaires
dont les titres sont cotés en Bourse, à cette tendance déprimante d'ordre
international viendront se joindre des préoccupations que l'on pourrait qualifier
de locales : prix de revient trop élevés par la fiscalité et les charges
sociales, difficultés ou même impossibilités de renouvellement de matériel et
d'équipement, etc. Et, dans quelques cas, les conséquences spéculatives d'un stockage
abusif, surtout dans le textile et le vêtement. Quelles sont et quelles seront
les possibilités de résistance des entreprises à l'effet conjugué de la baisse
des prix et de la contraction du volume des affaires ? Déjà un grand
magasin parisien est venu confirmer nos vues pessimistes quant aux possibilités
actuelles des entreprises à frais généraux fixes importants.
Nous avons bien peur qu'il ne s'agisse pas là d'un cas
isolé, et cela non seulement dans la branche commerciale proprement dite.
D'autant plus qu'il semble que la crise qui s'amorce soit caractérisée par une
évolution très lente par suite des interventions dirigistes aussi bien aux
États-Unis qu'ailleurs, dans tous les pays cherchant à assurer les impératifs
du « plein emploi », quelles que soient les réalités d'ordre
économique.
Si les épargnants doivent suivre sérieusement la marche des
entreprises où ils sont intéressés, et, comme nous l'avons déjà écrit, sans
trop se fier aux vieux noms ou aux vieilles gloires, il ne s'ensuit pas du tout
qu'il faille vendre les titres représentatifs aux cours actuels. Comme nous le
prévoyions depuis plusieurs années, les cours de Bourse ne cessent de
s'effriter ; et c'est tout à fait logique. Mais, aux niveaux actuels, les
marges de baisse sont quand même très réduites. Il ne faut pas oublier que,
compte tenu des appels de capitaux frais, l’indice général du cours des actions
par rapport à 1938 ne doit pas atteindre 5, alors que les prix industriels de
gros sont à l'indice 20, sans parler des autres indices : impôts, salaires
effectifs, etc. L'achat, même aux cours actuels, n'est peut-être pas à
conseiller aux gens prudents, ennemis des émotions inutiles, mais la vente pour
ceux qui sont accrochés ne s'impose pas non plus.
Et enfin ne pas oublier que, pendant la longue période
d'effritement des prix mondiaux, de 1929 à 1939, les mines d'or furent le
meilleur placement de contrepartie.
Marcel LAMBERT.
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