Comme nous l'avons dit le mois dernier, le tir du lapin en
terrain découvert n'est guère plus difficile que celui du lièvre.
Nous en avons donné les raisons particulières, lesquelles
pourraient sembler insuffisantes si nous n'y ajoutions la raison générale qui
explique les autres. Celle-ci est strictement morale, et, à cause de cela,
prépondérante, parce qu'elle pèse d'un penchant qui domine le reste.
Pour bien comprendre ce que nous avançons là, il suffit de
se souvenir que 80 p. 100 des chasseurs préfèrent la chasse du lapin à
celle du perdreau. C'est pour ce motif, et non pas parce qu'il est le gibier le
plus nombreux, sur lequel on se rabat faute de mieux, qu'il représente le fonds
de chasse de la majorité.
Préfèrent-ils cette chasse parce qu'ils tirent mieux le poil ?
Ou le tirent-ils mieux parce qu'un penchant les pousse vers la pièce
substantielle ? On ne le saura jamais exactement. Toujours est-il qu'on se
trouve devant une vérité quasi universelle, et non pas en face de coutumes
régionales.
Cela porte à croire que le tir du poil sur un sol nu n'est
tout de même pas trop malaisé parce qu'il forme, malgré sa nudité, une sorte de
plan conducteur pour le regard, sur lequel la silhouette du gibier qui fuit se
détache nettement. Certes, le concours des repères, si fugitifs soient-ils,
aide, en principe, à percer les secrets du pointage ; mais, dans le cas
présent, il n'éclaire pas le principal, qui apparaît plus logiquement sous la
forme d'un don naturel pour le tir du poil, don beaucoup plus répandu que pour
le tir de la plume. Comment expliquerait-on autrement que, même sur un terrain
difficile, on voit se comporter fort bien, sur le lapin, des chasseurs
incapables de tuer une perdrix isolée dans l'espace.
Pourtant le tir du lapin, en terrain fourré, aussi dénué
d'arbres soit-il, passe, à très juste titre, pour le plus malaisé de tous !
Joindre, en effet, une extrême vitesse d'exécution à une discrimination des
obstacles surmontables et des autres représente deux qualités mieux faites pour
s'affronter d'instinct que pour se concilier.
Le bois n'est pas le domaine exclusif du lapin. Il a
d'autres protecteurs assez bien cuirassés, tels que les hautes herbes, les
bruyères et les ajoncs. Si tous les chasseurs connaissent et considèrent avec
un certain respect le pouvoir de bouclier et les talents d'escamoteurs
particuliers aux bruyères, quantité d'entre eux ignorent avec quel génie
satanique les ajoncs savent aiguiser ces deux facultés astucieuses.
Nous ne faisons pas allusion aux grands ajoncs, forêt en
miniature, pratiquement accessible aux seuls chiens courants : nous
voulons parler des champs de joncs marins, dont le degré de croissance permet
encore de chasser devant soi.
Si l'on estime, à l'oscillation des bruyères, la direction
prise par le lapin, on ne peut en faire autant dans les ajoncs. Dans ce milieu
peu hospitalier, on l'entrevoit dans une éclaircie, généralement trop tard pour
en profiter, et sans grand espoir que les plombs le rejoignent dans le fourré
avec assez de force pour l'arrêter. La bruyère se laisse pénétrer, alors que,
dans la plupart des cas, la touffe d'ajoncs mange le coup avec un appétit sans
égal. Les jours où les occasions se présentent bien : on s'en tire ;
mais les autres ! ...
Quoi qu'il en soit, l'antagonisme du pointage de la plume et
du poil n'a rien d'irréductible. Malgré cela, on entend affirmer couramment :
« Je tire très bien le poil ; mais la plume, il n'y a pas moyen ! »
Pourquoi cette résignation qui aboutit à une erreur profonde ?
Autant se prétendre incapable de se servir à peu près également de ses deux
mains ! De même que certains incurables tireront aussi mal la plume et le
poil durant toute leur vie, un bon tireur de poil — nous prenons le cas le
plus général — pourra devenir un bon tireur de plume si son désir d'en arriver
là est ferme, et non contrecarré par des oppositions extérieures.
Quelqu'un de notre connaissance — aucun rapport avec nous-même,
qui ne venons pas, d'un air innocent, nous monter en épingle sous un anonymat
de circonstance, — dirigé par sa formation et son entourage sur la chasse
du poil, s'y était spécialisé sans même songer à celle de la plume. Encouragé
par les résultats obtenus, il s'avisa qu'il était peu sensé de limiter son
action comme il l'avait fait trop longtemps, et il prit la décision de s'exercer
consciencieusement à tirer la plume comme il s'était appris à tirer le poil. Il
y parvint, avec le temps, et si bien qu'on peut le compter aujourd'hui, sur
n'importe quelle espèce de gibier, sur n'importe quel terrain, parmi les fusils
très au-dessus de la moyenne.
Tout le monde n'a pas en sommeil des dons aussi précieux ;
mais quelle que soit la qualité de ceux qui vous sont impartis, on peut les
dégager du préjugé qui les entrave. L'autosuggestion, qui vient nier
l'efficacité de l'effort, est une sorte de défaitisme à supprimer radicalement.
L'appréhension de ne pas réussir est à la tête des raisons d'insuccès. On
manque parce que, dans l'intention de trop bien faire, on change sa manière, ou
bien qu'on ne la modifie pas alors qu'il le faudrait. Le choix de la cadence à
prendre quand on s'entraîne sur un but nouveau est une affaire de jugeote
personnelle, ne demandant pas d'effort exceptionnel.
Quoi qu'il en soit, le jeu en vaut bien la chandelle, parce
que, en dehors de toute question d'amour-propre, on retire bien plus d'agrément
de la qualité de tireur complet que d'un talent de lapinier, aussi éclatant
soit-il. Quelle que soit la variété des coups offerts par le lapin, on le tire
de près neuf fois sur dix, tandis que la plume en terrain découvert possède une
expérience tout à fait différente de la magnanimité humaine. Et ce
rapprochement des distances entre les deux adversaires est probablement la
raison majeure de la réussite sur le poil.
Ce genre de tir est le triomphe de l'intuition, et tous ceux
qui chassent opiniâtrement n'ont pas été sans remarquer qu'elle se laissait
moins communément provoquer par un but éloigné que par un but plus voisin des
yeux, même s'ils le distinguent imparfaitement.
Combien de fois avons-nous entendu dire au plus grand
chasseur de lapins, au chien d'arrêt, que nous ayons rencontré : « De
ma vie, je n'ai tiré sur un lapin ! » Pratiquant un tir d'une
étonnante précision, particulièrement expéditif, il plaçait son coup là où le
lapin allait se croiser avec son plomb, sans jamais voir que le point de
rencontre sur lequel il tirait.
Ne pas voir son gibier est un sacrifice auquel bien des
chasseurs novices ont peine à se résoudre. Malheureusement pour eux, cette
manière d'opérer est le viatique le plus secourable dont il soit urgent de se
munir. En différents cas, aussi bien pour la plume que pour le poil, on ne peut
négliger d'y recourir.
Si selon le parfait manuel des aphorismes sentencieux :
« La curiosité est rarement bienveillante », elle faillit carrément à
sa réputation en témoignant une sollicitude inlassable au gibier en travers
qu'on s'obstine à ne pas perdre de l'œil. La tentation est grande de river son
regard sur la pièce et de la remettre dans le champ de sa vue quand on a fait
le nécessaire pour l'en chasser, surtout quand il s'agit d'une perdrix en plein
espace. Elle est très dure à vaincre, cette tentation ; mais qu'on jette
le coup à la rencontre, ou qu'on devance la pièce par un balancement du fusil,
il faut tirer devant, dans le vide, ou plutôt sur un point du vide avec rien
d'autre devant les yeux.
Sur le poil, un fusil un peu droit, très peu, par rapport à
la pente exacte de chacun, et bien réglé, compense la rage de découvrir la
pièce qui s'éloigne ; mais en travers : rien de pareil, parce que
l'arme par elle-même se montre impuissante à réparer les corrections de
pointage trop faibles et qu'au contraire, lorsqu'elle porte trop haut, elle ne
favorise pas ce tir, sauf à longue distance, grâce au jeu de la trajectoire,
lorsqu'il est ajusté correctement.
Un bon tireur de poil à découvert ne doit pas logiquement se
trouver embarrassé par le tir de la plume filant droit devant lui, parce que,
si son habitude est de viser soigneusement le poil, partant dans la même
direction, rien ne l'empêche d'en user de même avec la perdrix, en conservant
la même précaution que le coup ne passe pas derrière.
Au fond, malgré les apparences, peu de chose différencie le
tir du poil et de la plume, sauf l'idée qu'on se fait de l'un quand on est
attiré par l'autre, idée faussée par le dédain généralement réservé à tout ce
qu'on ne sait pas faire.
Les points sur lesquels ceux qui désespèrent de tirer la
plume doivent se faire une éducation sont : les corrections de pointage,
et principalement le tir dans le vide, dont beaucoup n'ont jamais entendu
parler. Le gros écueil auquel ils se heurtent pour passer du poil à la plume
est la disparité du vide sur lequel ils tombent.
Lorsqu'on vise un lièvre ou un lapin sans le voir, on tire
dans le vide sans y tirer, parce que, sans le vouloir, on trouve au bout de sa
visée quelque chose de terrestre qui tient compagnie. Tandis que dans l'espace
on ne voit rien : le vide est désert à l'infini, et la solitude fait peur
à bien des gens.
Raymond DUEZ.
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