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L'archer

En 1943, vu la présence, dans les coins où je fais d'ordinaire parler la poudre, d'une certaine quantité de curieux mal intentionnés, je m'étais dispensé d'emmener dans les Alpes fusils et carabines, et, malgré les joies incontestables de la pêche à la truite et du piégeage, je me trouvai assez maussade lorsque l'automne commença à rougir la forêt. Et, de mes méditations, je tirai la conclusion que Guillaume Tell était un grand homme.

Tout de suite, je décidai de construire un arc.

L'arc fut autrefois une formidable arme de guerre. Au temps de Crécy, les Anglais, tirant à toute portée avec leurs grands arcs de deux mètres en bois d'if, couvraient couramment un mille de 1.600 mètres en trois coups. Stanley et les explorateurs de l'Afrique équatoriale nous parlent de tirs très précis à 200 mètres. Quant à la pénétration, il est constant que les Peaux-Rouges cavaliers, galopant à côté des bisons, les traversaient de part en part de leurs flèches, qui se plantaient en terre de l'autre côté de la bête. La vitesse de tir assurait aux archers une suprématie totale. Tant que les colons américains ne disposèrent que de fusils se chargeant à la baguette, les Indiens les battirent à plate couture. Leurs carquois attachés en travers du dos, débouchant derrière l'épaule droite, permettaient à la main qui venait de lâcher la corde de saisir une nouvelle flèche par son talon et de l'abattre en place d'un seul mouvement rapide et arrondi. Il était courant de voir une seconde, et même une troisième flèche en route avant que la première eût atteint le but !

Tout cela me remplissait d'espoir. Si les « sauvages » se tiraient si bien d'affaire, quelles prouesses ne réaliserais-je pas ? Et l'arc fut confectionné, fait de deux branches de frêne bien symétriques, enfoncées au centre dans un morceau de tube d'acier. L'ensemble était lourd, mais d'une puissance de détente formidable. C'est la corde qui m'avait donné le plus de mal, en ce temps de ficelle de papier, mais j'avais trouvé dans un grenier une longueur suffisante de cordon de tirage de rideau, d'une solidité à toute épreuve. C'était parfait, et je m'en aperçus à la façon douloureuse dont cette corde me cinglait les doigts tenant l'arc. J'ai compris alors pourquoi les archers de nos pères portaient à la main gauche un lourd gant à crispin de cuir dur.

Restaient les flèches. J'en fis six, avec des baguettes bien droites de bois dur. À l'arrière, un savant empennage fait de plumes de corbeau, rigides, fendues en long, leur tige enterrée dans une rainure et savamment ligaturée ... on n'est pas pêcheur pour rien. À la pointe, des dards de bronze effilés, pointus comme des aiguilles, où le bois s'encastrait sur deux doigts de long, astucieusement confectionnés en « métal non ferreux » sur le tour de l'horloger local. Avec de telles armes, je me sentais de taille à transpercer un ours ou un sanglier, et je rêvais d'approches silencieuses au chamois ou à la marmotte.

Pour commencer, je décochai une flèche de toute ma force sur une petite butte verte qui me tentait, à une centaine de pas. La précision fut parfaite, mais ma flèche éclata en mille morceaux sur le rocher que recouvrait une mousse traîtresse, et je n'en pus récupérer que le bout de bronze, recourbé en hameçon !

Rendu prudent par l'expérience, je tirai la seconde face à la paroi de sapin d'un vieux chalet. Elle entra d'une main dans une poutre verticale, et mon cœur en fut tout réjoui. Par exemple, je n'en retirai que le bois : la pointe était si solidement plantée au cœur de la vieille poutre qu'il eût fallu brûler la vieille baraque pour la récupérer. Et de deux ...

Les munitions se faisant rares, je jugeai que l'heure était venue d'entrer en chasse, si je ne voulais pas avoir à reprendre mes « fabrications de guerre » avant d'avoir abattu une seule pièce de gibier. Et, dès le matin suivant, j'étais à l'affût, prêt à percer net tout animal apparu. Au lever du jour, une gelinotte se mit à siffler sur un hêtre voisin et bientôt je la vis, grosse comme un petit poulet, à la fourche d'une branche. Ma flèche fila en la frôlant, et elle s'envola à grand bruit d'ailes. Dans le silence revenu, j'entendis, en bas dans la pente, le bruissement des feuilles écartées par mon projectile qui allait se perdre à tous les diables en forêt.

Une heure plus tard, ce fut un écureuil, sur un sapin. J'entendis un « toc » sec comme un coup de marteau, m'annonçant que le sapin avait une branche de plus. Quant à l'écureuil, il avait fait un bond prodigieux et était déjà hors de vue. Monter dans un sapin aux branches bien serrées, qui vous remplit les yeux, le cou et les oreilles de brindilles de bois, de bouts d'écorce, de poussière et de mousse sèche est un sport bien particulier, surtout si la flèche à rattraper est allée se piquer, comme c'était le cas, à trois mètres seulement sous la cime. Pendant que j'étais là haut, j'eus la consolation de voir un fort beau lièvre monter tranquillement par le sentier, s'asseoir à dix pas de l'affût où j'avais laissé mon arc, brouter quelques herbes à sa convenance et s'en aller tranquillement. Je l'aurais pilé !

Mon enthousiasme du début était maintenant quelque peu modéré. Un essai sur les truites, du haut d'un rocher, n'eut d'autre résultat que de m'obliger à entrer tout entier dans de l'eau à 3°, pour extraire ma flèche de la terre et des graviers du fond. Et j'aurais volontiers mis mon arc au rancart, si précisément ce jour-là — un samedi — quelques copains de la vallée n'étaient venus voir ce fameux « truc » dont on parlait tant.

Je revois encore la scène comme si j'y étais : devant le chalet, la vieille table faite de quatre planches clouées sur des poteaux, entre deux bancs de même sorte, et les quatre compères, moi compris, attablés devant quelques verres de banc. Ils regardaient l'arc et les trois flèches qui me restaient avec une prudente méfiance, tous, à part Marrullaz qui, l'ayant pris en main et tendu jusqu'à la tête de la flèche, murmurait :

« Tout de même, on pourrait voir ... »

À ce moment précis, deux corneilles firent leur apparition en croassant, sortant du bois. Elles volaient lentement, à la file, et allaient passer exactement sur nos têtes. Le Savoyard, l'arc en main, les regardait venir, et nous autres, sans quitter nos verres, le nez en l'air, attendions de voir tomber un oiseau noir embroché.

Avec un son de corde à violon, l'arc se détendit, la flèche monta devant le bec de la première corneille, qui fit un virage brusque et s'enfuit en protestant à grands cris ... La flèche montait, montait, toute petite ... En haut de sa course, elle bascula et se mit à redescendre en sifflant.

Souvent il m'était arrivé de pester auprès du propriétaire du chalet contre cette table massive et ces bancs à dossier aussi définitivement inamovibles qu'elle, où il fallait se glisser de côté pour s'asseoir, et qui vous tenaient prisonnier une fois assis. Un banc léger ou des tabourets, et une table portative que l'on eût pu installer à l'ombre auraient bien mieux fait notre affaire. Mais ce soir-là, comme par magie, les buveurs calés du dos contre les bancs et du ventre contre la table sautèrent de pied ferme à dix pas de là, pile ou face, comme les puces d'un vieux chien.

Lorsque j'arrivai à me relever, il n'y avait plus ni verres ni bouteilles sur la table, seulement la flèche plantée de la moitié de sa longueur, piquée comme une asperge ...

Marrullaz, qui avait été le dernier à se dépêtrer des bancs, était tout pâle sous le hâle de sa figure bronzée. Longuement, il considéra l'arc qu'il tenait encore à la main, puis le prit par un bout et l'envoya tournoyer à toute volée sous les sapins, et, se tournant vers moi :

« Tu en connais encore beaucoup, des combines comme ça ? »

Et rien qu'à le voir et à regarder les figures des autres fugitifs, je compris tout de suite que, si je tenais à garder mes bonnes relations dans le pays, i1 ne me restait qu'à couper court à ma carrière d'archer moderne, et à appeler la patronne du haut de ma voix pour qu'elle nous rapporte sans tarder des verres et des bouteilles.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°641 Juillet 1950 Page 392