... Et, pour cela, unissons-nous tous, gens de bonne
volonté. C'est pour elle que j'enfourche une fois de plus mon dada favori et
viens rompre une lance de tournoi pour les beaux yeux de ma Dame, je veux dire
de la Chasse gardée. Je suis d'autant plus à l'aise pour en parler que je n'en
ai point. Excusez-moi donc, c'est pour vous tous, fervents de saint Hubert, que
je prêche, et non par égoïsme. Moi, mon compte est bon, et mon chiffre de
perdreaux ne montera plus guère. Ainsi que, dans son fauteuil de goutteux, le
disait mon vieil ami Alexandre, le métayer : « A c' coup, i cré bé
qu' c'est foutu per mé et qu'i en aï tiua, mai qu'i n'en tiuerai. » Mais
le monde ne s'éteint pas chaque fois que l'un de nous met son fusil au clou et
maintenant que je suis près de renoncer à la chasse que j'ai si passionnément
aimée, mon souhait le plus cher est que, dans un cadre rénové, les champs et
les forêts de France retentissent longtemps encore de la pétarade de mes
successeurs et du récri de leurs chiens. Pour cela, pour arrêter le mal où nous
sommes, où notre sport risque de périr, il n'est que trois grands moyens :
1° le développement par l'État d'une politique de Réserves nationales
nombreuses et vastes, telles qu'il s'en constitue dans les Alpes, aux Pyrénées,
en Camargue, et que leur réseau s'étende progressivement à tout le territoire
français ; 2° une politique de bienveillance envers les chasses gardées,
sur lesquelles je ne me lasse pas de revenir, et qui ont l'avantage de ne rien
coûter au contribuable ; 3° l'organisation plus ferme de nos Sociétés
communales que j'étudierai le mois prochain.
Il est nombre d'autres mesures à prendre, dont chacune
nécessiterait une étude spéciale : le braconnage, les chiens errants, les
nuisibles, les périodes d'ouverture générale, que je souhaiterais beaucoup
moins longues, quitte à adopter comme beaucoup de législations étrangères le
régime si sage des ouvertures partielles, ce qui pose naturellement un
difficile problème du gardiennage et exigerait des Français une discipline qui ne
leur est pas innée, protection de certaines espèces déficitaires, lutte contre
les nuisibles, etc. Mais les trois points primordiaux sont ceux que j'ai dits.
La loi de 1844 ne s'intéressait que très vaguement à la
chasse gardée, tant elle la considérait comme un attribut normal du droit de
propriété. Elle avait du moins le mérite de ne pas en faire une vache à lait
pour les ministères en mal de budget. Cela suffisait en un temps où la France
comptait 150 000 permis et où il y avait du gibier pour tout le monde.
Maintenant, nous allons être vingt fois plus nombreux et nous avons détruit
tout ce que nous pouvions détruire.
Les chiffres parlent. J'extrais ceux-ci du récent petit
livre de Jacques-C. Delavaud : Essai sur une nouvelle organisation de
la chasse. Je conseille à chacun de lire ce travail; outre qu'il est écrit
dans une langue très pure, il contient force précisions et renseignements, il
déborde d'idées saines et de vues judicieuses et — ce qui ne gâte rien —
il est présenté luxueusement pour un prix fort abordable. Savez-vous ce qu'il
est entré de gibier français aux Halles de Paris en 1912, puis en 1948 !
Voilà : en 1912, il y eut 7 000 cerfs et chevreuils, 83 000
lièvres, 165 000 faisans, 249 000 perdreaux, 5 000 gelinottes.
Trente-six années plus tard, en 1948, malgré l'attrait des prix, nous tombons à
720 cerfs et chevreuils, 41 000 lièvres, 20 000 faisans, 108 000
perdreaux, 48 gelinottes. Cela ne vous dit rien ? Depuis cinquante ans,
j'entends tous nos ministres proclamer du haut de la tribune, avec des trémolos
dans la voix : « La chasse, messieurs, cette richesse nationale ... »
« Balivernes, pensent-ils au fond, la chasse est un trésor sur lequel nous
tirons à boulets rouges pour équilibrer les comptes. » Pauvre richesse,
elle est déjà bien ébréchée, qu'en restera-t-il dans trente-six autres années ?
Rien sans doute ... qu'un souvenir. Ou bien il nous faudra réformer nos
mauvaises mœurs.
En face des vides que nous faisons dans les rangs du gibier,
il devient d'absolue nécessité de mettre à sa portée des lieux où il puisse se
refaire, repeupler, essaimer pour combler les trous. Or seules les réserves
nationales et les vraies chasses gardées peuvent constituer ces réservoirs à
gibier. Mais, pour que les chasses privées puissent jouer ce rôle, il faudrait
que l'État cesse de ne s'intéresser à elles que pour les épuiser d'impôts et
les étrangler de brimades « jusqu'à ce que mort s'ensuive ». Telles
sont les vérités élémentaires que j'ai développées ici en décembre et janvier.
Or elles m'ont-valu la satisfaction, presque la surprise, de
voir que le bon sens français reste toujours accessible à la vérité franchement
exposée. Certes, il est arrivé que quelques-uns n'aient pas compris et aient
cru que je voulais défendre, voire instaurer certains privilèges quasi féodaux.
Mais combien plus grand le nombre de chaudes approbations venues des régions
les plus diverses, de milieux sociaux fort différents, de gens qui jamais ne
chasseront dans une chasse gardée, de militants même, dont les opinions
devraient faire les adversaires de ma thèse, mais qu'un solide bon sens y
ramène. Il est réconfortant de n'avoir pas prêché dans le désert.
Des lettres reçues, je ne citerai qu'une. Elle vient d'un
terrien, M. Aimé Caudal, du village de Dolbeau, commune de Coëx, en plein
Bocage vendéen. En voici l'essentiel :
« Je défie n'importe qui d'obtenir un résultat sans
appliquer pour cela les mesures appropriées, et les vôtres m'apparaissent comme
la logique même. Ah ! il est vraiment des vérités qui ont besoin d'être
enfoncées solidement dans les crânes. Si vous jugez ma lettre digne d'être
publiée, je veux joindre mes quelques modestes coups de marteau à ceux que vous
assenez. J'habite un petit village d'une trentaine de feux sur les bords d'une
charmante petite rivière, la Vie, à la limite où celle-ci se transforme en
marais avant la mer. Tout le monde y est cultivateur, ou presque, chacun
possède un lopin. Le tout fait une quinzaine d'hectares de cultures très
variées, chacun a son bout de blé, un demi-champ de pommes de terre, un morceau
de betteraves ou de maïs, des choux, du trèfle, quelques pieds de vigne, le
tout se mêlant, s'alternant. Naturellement tous ces morceaux sont entourés de
nos haies épaisses de chênes verts et de têtards si caractéristiques. Je veux
bien croire que c'est là un lieu excellent pour le gibier, mais je connais
d'autres coins qui lui ressemblent fort et où, pourtant, vous y promèneriez en
vain le nez du meilleur pointer sans avoir l'émotion de lui voir prendre
l'arrêt. Savez-vous qu'il se tuait là, bon an mal an, une trentaine de lièvres,
et je n'ai pas connaissance d'avoir battu le terrain une seule fois dans ma
vie, même en saison très avancée, sans y lever au moins quelques perdreaux,
même chose pour les lapins. Mais voilà, ce petit coin privilégié se trouve
enclavé entre la Vie et une grande propriété qui la sépare du Syndicat communal
de Coëx. Cette propriété fut jusqu'à cette guerre une vraie chasse gardée.
Évidemment tous ces lièvres, tous ces perdreaux ne poussent pas sur notre terre
banale comme des champignons. D'où venaient-ils ? Eh parbleu ! de la
chasse voisine. Songez donc que moi qui suis membre du Syndicat de Coëx,
pourtant un des mieux tenus de la région, il m'arrivait de tuer plus de gibier
sur nos 15 hectares de terre banale que sur les 2600 de la Société. Cela ne
vous dit rien, messieurs les détracteurs ? Mais voici mieux. Je vous ai
dit que la chasse gardée l'était par un vrai garde, le pauvre défunt Émile qui
savait dresser un P. V., mais aussi piéger une fouine, détruire les nids
de pie, agrainer ses perdreaux, les abreuver les étés secs, qui savait passer
une nuit dehors, traîner ses guêtres dans les bois, quand il aurait fait si bon
sous ses couettes. À sa mort, personne ne l'a remplacé et je crois que vous
avez raison, ce ne peut être qu'une question d'économies qui a obligé le
propriétaire à se confier aux gardes de la Fédération. Le résultat se fait déjà
sentir, il est indéniable que le gibier a diminué, mais le propriétaire n'est
pas le seul à s'en apercevoir, nous aussi par contre-coup.
» Le résultat est que, me trouvant pas plus tard que
samedi soir sur la rive de la Vie, à la passée des canards, j'ai vu défiler sur
ma tête 226 pies en vingt minutes, toutes ces dames à longue queue rentraient
tranquillement de leurs petites affaires et plongeaient vers un bois de la
chasse gardée, il en venait de tous les coins de l'horizon, aussi quel
tintamarre ... En regardant mélancoliquement ces escadrilles, j'ai pensé à
la tête qu'aurait fait ce pauvre Émile, Dieu ait son âme ! s'il avait
entendu pareille musique ; probable qu'il se fût arraché les cheveux.
» Notons qu'on relève partout des traces de renards,
fouines, putois, les oiseaux de proie abondent, jadis tous ces nuisibles
n'auraient pas fait long feu, mais évidemment les gardes de la Fédération ne
peuvent avoir le temps de les détruire, ils en ont trop grand à garder.
Pourtant, il reste des perdrix sur la propriété, des compagnies presque
intactes ; souhaitons qu'elles se sauvent, ce qui permettra à quelques
couples de venir nicher chez nous au printemps comme du temps béni d'avant
cette guerre. Et voilà C. Q. F. D. Je formule le vœu que ces
quelques lignes aident à convaincre quelques irréductibles. »
» Je ne saurais mieux dire que M. Aimé Caudal, ni mieux
célébrer les bienfaits qu'une chasse gardée réserve à ses heureux voisins.
Faisons tout pour voir celles-ci se multiplier autour de nous, au lieu de les
combattre, et surtout ne mélangeons pas la chasse et la politique, ou, si nous
le faisons, que ce soit intelligemment, dans l'intérêt commun, sans sectarisme.
J'avais écrit, un peu à la légère, que le gibier n'était ni de droite ni de
gauche. « Pas du tout, me répond fort judicieusement un inspecteur des
Eaux et Forêts, au contraire de ce que vous avancez, je lui crois des opinions
politiques bien arrêtées, il est résolument conservateur. Pour peu que les
humains continuent à ne pas l'être et à manger leur capital, dans quelques
années, la chasse sera fichue. Triste ! » Mon forestier, M. Henri
Lucas, très averti de toutes choses cynégétiques, a fichtrement raison.
Cette nuit, je fis un rêve. Je rêvais que chacun de nous,
chaque chasseur digne de ce nom et qui ne borne pas ses désirs à tuer la
dernière hase et la dernière mère perdrix sur ses œufs, se décidait à attaquer
son sénateur et son député et leur écrivait à peu près ceci : « Messieurs
les représentants du peuple, vos électeurs vous ont envoyés au Parlement pour
assurer leur bonheur. Soyez blancs, soyez rouges, soyez bleus selon la couleur
de votre circonscription, moi je m'en f ... moque. Mais je vous en
supplie, messieurs les parlementaires, de grâce, unissez-vous tous sur un
point, soyez conservateurs, conservez-nous du gibier. »
Les rêves sont-ils destinés à ne rester que des rêves ?
Les plus invraisemblables de ceux qu'ait imaginés Jules Verne ne se sont-ils
pas réalisés sous nos yeux ? L'homme plonge de continent à continent, au
fond des abîmes, il force les aigles de vitesse et les rejoint au plus haut des
cieux. Serait-il irréalisable le beau rêve de voir un jour le Parlement s'unir
tout entier pour sauver la chasse ?
Albert GANEVAL.
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