Je résidais à cette époque dans la région située au pied
nord-est du massif du Varella (Sud-Annam, entre Nhatrang et Qui-nhon). Les
tigres y semblaient abondants, de par le nombre de leurs forfaits. Il ne se
passait de semaine sans qu'on vînt me chercher une ou deux fois pour tirer tel
maraudeur qui avait tué un bœuf, un buffle, voire un humain. Chaque fois je me
dérangeais, croyant, lorsque l'assaillant avait jugulé un animal, trouver ce
dernier sur place et pouvoir monter un poste d'affût ... Mais, chaque
fois, on avait eu soin avant que de me prévenir d'emporter la victime, afin de
partager la viande au village. Dans de pareilles conditions, il devenait
absolument inutile de me déplacer.
Je réussis à acheter un bœuf à un ly-truong (sorte de
maire) d'un village en lui faisant promettre de sacrifier ce quadrupède le
jeudi suivant en un endroit que j'indiquai, et de m'édifier un mirador à quinze
mètres de l'appât.
Je devais prendre l'affût le samedi soir et n'en partir que
le lundi matin ... si je n'avais rien tué entre temps. Je revins le
vendredi soir pour vérifier si mes ordres avaient été exécutés : pas trace
de mirador ! Quant au ruminant ... il continuait de ruminer !
Devant une si mauvaise volonté ou une telle inertie de la part de gens qui
eussent dû appliquer mes directives avec hâte pour que je les débarrasse au
plus tôt d'un danger de mort permanent, je refusai de me déranger dorénavant,
non sans les morigéner quelque peu sur leur façon d'agir.
Je dus cependant, par scrupule humain, y aller peu de temps
après, le tigre ayant tué un jeune gardien de troupeaux. Des télégrammes
pressants, des lettres de notables battaient le tam-tam, reflétant la frayeur
des indigènes du secteur.
Je me rendis sur les lieux. Le cadavre, entouré de verdure,
était suspendu à une perche reposant sur deux croisillons à un mètre de
hauteur. On insista pour le descendre, enlever le feuillage, m'exhiber les
horribles plaies. Le tigre avait assailli sa victime dans un fossé, à l'orée
des broussailles. Un coup de griffes avait défoncé la poitrine, perforé les
poumons. Les terribles crocs du félin avaient, en outre, quasi détaché la tête
du tronc.
Le fauve, ayant accompli son forfait, avait traîné sa proie
dans un fourré, eu le temps de dévorer une jambe jusqu'à mi-cuisse, tandis que
les paysans alertés arrivaient en courant, armés de coupe-coupe, de pieux et
accompagnés de batteurs de gong.
Je fis un tour sur l'emplacement du drame et y attendis même
la nuit afin de fouiller les fourrés à la lanterne, mais sans résultat. À cette
heure, le ravisseur se tenait sans doute tapi au creux d'une gorge, en train de
digérer le membre du malheureux « bécon ». N'osant utiliser la
dépouille comme appât, je regagnai ma demeure.
Une semaine plus tard, on m'appelait à nouveau. Un garçonnet
de quatorze ans venait d'être immolé par le terrible fauve, à proximité d'une cai-nha
abandonnée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils étaient trois petits gardiens qui ramenaient leur
troupeau au parc. Il pouvait être environ 16 heures lorsque, traversant un
ruisseau, ils eurent la tentation de s'ébrouer pour se rafraîchir et se laver
de la poussière brûlante qui recouvrait leur corps depuis le matin. À cinq
mètres du gué où ils menaient leurs ébats, se trouvait un buisson de faible
diamètre, quatre mètres à peu près, le seul qui existât à cinquante mètres à la
ronde.
Or, le tigre est là. Il tient l'affût et la dernière
créature qui passera sera pour lui. Ce sera l'un des petits gardiens, bambin
trop confiant, ne redoutant rien des cachettes traîtresses de la brousse.
Il fut assailli dans l’eau, emporté à trois cents mètres de
là.
Des travailleurs étant à faible distance entendirent les
cris de terreur des deux autres bécons. Ils accoururent, faisant fuir le fauve,
qui abandonna le cadavre affreusement mutilé.
Devant ces lugubres restes, je demandai aux parents du
pauvre gosse et aux autres indigènes :
— Que comptez-vous faire ? inutile que je me rende
sur place ce soir : le tigre est loin maintenant, je ne le verrai pas ...
Pourquoi ne pas avoir écouté mes conseils ? Ces derniers malheurs ne
seraient pas arrivés.
Alors, chose rare chez ces gens si superstitieux et qui me
surprit au plus haut point, l'on me dit :
— Monsieur, si vous n'êtes pas trop fatigué pour vous
rendre à l'endroit où fut tué l'enfant (il y a cinq kilomètres), nous irons avec
vous et emporterons son cadavre ; il vous servira d'appât et, comme il n'y
a pas de mirador, nous resterons à veiller dans la maison inhabitée.
J'acquiesçai. En arrivant sur les lieux, je fis une
reconstitution du drame, ce qui m'a permis de le décrire ci-dessus.
Je fis déposer la dépouille sur la berge du ruisseau, à côté
du buisson où s'était tapi le tigre quelques heures auparavant. Mais la veille
jusqu'à dix heures du soir fut vaine.
J'ai toujours pensé que les deux dernières victimes
mentionnées eurent comme agresseur le même fauve qui, trop vieux, ne pouvant
plus chasser de gibier agile, se rabattait sur des proies faciles. N'a-t-on pas
écrit aussi que, lorsqu'un tigre a goûté de la chair humaine, il n'en veut plus
d'autre ? Nous avons le choix entre les deux suppositions.
De toute façon, le fauve en question était certainement très
vieux, car excessivement méfiant et prudent. Je ne le vis point. Quant à
continuer l'affût sur les restes de l'enfant, il ne pouvait en être question.
* * *
À quelque temps de là, j'épurai tout de même cette région
d'un couple de tigres, d'une façon tout à fait bizarre. Le fait est assez rare
pour mériter d'être conté ...
Un après-midi, je m'en fus à un certain endroit que l'on
m'assurait être fréquenté par les tigres. J'y allais surtout pour reconnaître
le site et voir s'il y avait un coin propice à la construction d'un poste
d'affût. Arrivé au village, l'on me dit : « Ici, à cinq heures chaque
soir, viennent deux tigres. » Le lieu est une clairière située à environ
cent cinquante mètres de la R. C. 1 (Route coloniale n° 1, Saïgon-Hanoï)
et qui n'avait, à mon point de vue, rien de spécial qui pût attirer et retenir
les grands félins, surtout à aussi courte distance d'une voie fréquentée.
La carabine à l'épaule, suivi d'une vingtaine de nhaqués,
les uns en cai-ao (veste) et cai-quan (pantalon) blancs, couleur
vraiment peu indiquée pour la chasse, les autres fumant, causant à voix haute, je
me dirigeai vers le point désigné.
Je ne trouvais pas utile d'éloigner mes suiveurs trop voyants,
ni d'imposer silence aux autres, pensant qu'il n'y aurait pas de chasse
sérieuse ce soir-là.
J'avais reconnu le terrain pendant une vingtaine de minutes
et me disposais à partir lorsque des cris montant de la route me firent tourner
la tête de ce côté. Je vis des gens m'indiquer une direction, J'y portai mon
regard et aperçus, à environ soixante-dix mètres sur ma gauche, un superbe
tigre couché sur un rocher et qui me fixait, semblait-il. La tigresse, plus
petite, se tenait sur un autre rocher en contrebas et jouait, à la manière d’un
chat, avec un objet que je ne pus distinguer.
Je m'approchai à une cinquantaine de mètres et, juste comme
le mâle se levait, lui envoyai une balle qui le fit rouler en bas de son socle,
hors de ma vue. Comme j'essayais de contourner la masse de pierre pour achever
le fauve s'il n'était que blessé, j'entendis encore des cris derrière moi
m'avertissant de prêter attention au tigre qui allait dans ma direction.
En effet, la femelle, au lieu de fuir dans la forêt, venait,
après un détour, de traverser à la nage une rivière de dix mètres de large et
s'avançait de mon côté en plein terrain découvert, sur une diguette de rizière.
Un projectile heureusement placé la culbuta dans des sursauts d'agonie.
Les indigènes montraient une joie délirante et moi-même,
bien que peu expansif, me sentais aussi exalté qu'eux.
Je ne me suis pas expliqué nettement ce retour de la
femelle. La faim, qui la poussait vers nous ? Voulait-elle venger son mâle ...
ou fuyait-elle tout bonnement de notre côté ? Toujours est-il que sa
manœuvre me permit de réaliser un doublé de tigres, ce dont je fus violemment
heureux.
Revenons maintenant au mâle, dégringolé de son piédestal. À
part sa chute et le rugissement qu'il avait poussé en tombant, je n'avais plus rien
vu, rien entendu. Était-il mort ? ... J'en doutais, m'étant rendu
compte après mon coup de feu, alors qu'il se redressait, que la balle l'avait
touché trop en arrière. Je gravis donc le rocher, découvris à son sommet une
large flaque de sang ... Mais, au bas du roc, point de tigre ! Une
piste de branches cassées, d'herbes foulées indiquait la route qu'il avait
suivi pour rentrer dans la brousse. Visiblement, il s'était traîné, ne pouvait
être loin.
Seulement, à présent, la nuit est venue, ce qui m'oblige à
avoir recours à la lanterne de chasse, dont je me suis muni, pour une fois,
opportunément. Flanqué de deux coolies qui débroussaillent, j'avance avec
peine, sans distinguer les yeux du fauve. Pourtant, je le devine là ...
tout près ...
Tout à coup, un rugissement éclate à quelques mètres devant
moi. Les coolies se sauvent, abandonnant même leurs coupe-coupe, tandis que je
m'applique à repérer la bête. Impossible de voir, dans cette forêt dense ! ...
Le tigre est là, quoique dans une position qui ne permet pas à ma lumière de se
refléter dans ses prunelles. Je me rends compte qu'il est dans un creux. Donc,
à cause de sa blessure, il ne peut se mouvoir comme il veut ! Sans cela,
il serait déjà parti ou aurait foncé sur nous. Je décide d'envoyer une balle dans
sa direction ; si je ne le touche pas, du moins fera-t-il peut-être, un
mouvement ou essaiera-t-il un bond qui me permettra de le tirer.
C'est effectivement ce qui se produit. Un rugissement répond
au coup de feu. Le fauve fait un pas en se traînant, me montre ses yeux. Le
sort en est jeté ! Une balle en plein front l'étend sans vie.
Le premier projectile lui avait brisé les deux cuisses tout
près des reins. De là cette grande difficulté de se mouvoir. Il avait tout de
même eu la force, poussé par la souffrance et la rage, de parcourir une
cinquantaine de mètres en se traînant et de grimper parmi les roches, ne se
servant que des pattes de devant et de sa gueule.
Le retour fut triomphal. On m'acclama, l'on me reconduisit
en grande pompe ... L'on croyait sans doute que j'avais débarrassé la
région de ses mangeurs d'hommes ...
Il n'en était rien.
Récits d'Allain le Broussard, enregistrés par
Marcel FAUCHOIS.
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