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Un chasseur hors série

Ferdinal

Son vrai prénom était Ferdinand. Mais tout le monde, à Bédarieux, l'appelait Ferdinal. Bien que soixante-douze hivers se fussent accumulés sur ses épaules, il les portait allègrement. Ferdinal savait lire, écrire et compter. L'impécuniosité paternelle avait privé sa très vive intelligence d'une instruction plus complète et des trésors intellectuels que dispensait alors M. Honoré Lacaumette, magister-sacristain-écrivain public. Il est d'ailleurs douteux que ces trésors aient excédé ces trois arcanes indispensables.

Ferdinal avait de l'esprit, la repartie vive et colorée et des mots bien à lui. Un accident, une aventure malheureuse, un coup de fusil manqué — c'était rare — s'appelaient un « cataclysme ». À cause de ma façon de galoper dans tous les sens à travers sa vigne, j'étais pour lui « Phylloxéra », « La Gelée » ou « La Grêle ». Il avait des talents artistiques et récitait volontiers : La Grève des Forgerons ou La Famine de Paris. Au pathos de l'auteur il mêlait ses propres larmes.

Au physique, Ferdinal rappelait un gigantesque héron. Ses longues jambes étaient culottées d'un velours à côtes, qu'un long usage avait rendu polychrome, et la place qu'auraient dû normalement occuper ses mollets était gainée de toiles de sac retenues par des ficelles. Sec et bronzé comme un cep de vigne, il arborait un nez impressionnant, aquilin et pointu, s'avançant agressivement à la rencontre d'un menton qui semblait son double à l'envers. Entre ces deux promontoires, Ferdinal vissait un « Jacob » culotté jusqu'à complète calcination, et dont le fourneau se tournait vers le sol aussi invariablement que l'aiguille aimantée vers le nord.

L'habitude qu'il avait de frotter son pied droit contre sa jambe gauche — et réciproquement — quand il avait froid aux pieds accentuait encore sa silhouette échassière. Sa casquette, aux oreillettes toujours rabattues, culminait à 1m,80 au-dessus de ses souliers.

Il était boulanger. Pas un boulanger ordinaire : boulanger d'art ... Spécialiste en croissants, que Rosette, sa femme, vendait en leur fournil de la vieille rue des Aires. Ah ! ces croissants dorés, fumants, fleurant le beurre frais ! Car Rosette a rendu son âme à Dieu ignorant jusqu'au nom de la margarine. Ils étaient si bons qu'on avait oublié le nom de la marchande, connue seulement sous le vocable de Rosette des Croissants. Une façon comme une autre, et peut-être meilleure qu'une autre, de conquérir une particule.

Professionnellement, Ferdinal se levait tôt. Les croissants, brûlants, installés sur leurs plaques de tôle à l'étalage du fournil, il déjeunait, décrochait sa gibecière de cuir imprégnée de nombreuses et diverses sauces, sifflait Flore, sa chienne, synthèse de toutes les races canines, et prenait son fusil.

Quel fusil que le fusil de Ferdinal. À piston, à un coup, calibre 8. Canon de 90 centimètres. Une crosse sculptée représentant une tête de cerf aux bois renversés. Ferdinal le bourrait avec de la « poudre de mine » à gros grains qu'il achetait en contrebande à des mineurs de Graissessac. Nanti de cette couleuvrine, il partait vers sa vigne du Causse de Villemagne ou vers les « ginestières » du Roc Rouge.

Or en ces temps, vers 1898, Bédarieux était administré par un maire grand chasseur, fin gourmet, amateur de ripailles champêtres et pour qui un beau lièvre cuit à point à la broche sur un lit de braises de sarments, dûment flambé à la « flambadouire », saupiquet à part, était morceau de roi. M. le maire avait loué, pour la chasse, les terrains du Devès, une centaine d'hectares de « terres rouges », dans les garrigues qui dominent Bédarieux, vers le giboyeux plateau de Carlencas. Couverts de taillis d'yeuses, de lentisques, d'arbousiers, de grosses touffes de genêts, ces terrains étaient, à cette époque, un vrai paradis terrestre pour le gibier. Les perdreaux rouges y foisonnaient, les lapins en avaient fait leur quartier général ; d'octobre à la clôture, les grives, tourdes, alouettes, calandres, palombes, tous les « passages » y étaient fructueux. Il y avait aussi, gibier aujourd'hui à peu près introuvable dans notre région, de beaux lièvres bien musclés, bien râblés, un peu courtauds, aux pattes rougies par l'argile de ces terrains (aujourd'hui exploités pour leurs bauxites).

Or il advint que M. le maire décida de pendre la crémaillère dans son nouveau pavillon de chasse. Ayant convié à la cérémonie d'ouverture les notabilités de la ville, le capitaine de gendarmerie, le lieutenant de louveterie, le conseiller général, il pria son ami, M. le sous-préfet de Béziers, grand chasseur, de présider la réunion et les agapes qui en seraient la conséquence. Après quoi, il convoqua Ferdinal et lui confia la direction technique des opérations.

L'aube de ce radieux 15 août se levait à peine que s'égayaient déjà la troupe des chasseurs et la meute au grand complet au travers des buissons et des genêts. En avant, la pétoire sous le bras, Ferdinal et, en pointe d'avant-garde, Flore, plus hirsute que jamais. Déjà, quelques « rouges » s'étaient bruyamment levés sur les flancs de la colonne, salués par les premiers coups de fusil.

Flore pointait devant une touffe de genêts, Ferdinal, malencontreusement empêtré dans un fourré d'églantiers particulièrement tenaces, essayait de dégager ses jambes. Dans son sillage, M. le sous-préfet, rondouillard et grassouillet, semblait le fidèle Sancho de ce don Quichotte cévenol. Alors se produisit le « cataclysme ». Sous les babines de Flore, un capucin magnifique avait « giclé ». Au même instant, dans sa lutte contre le buisson, Ferdinal s'étalait à plat ventre. Une épouvantable détonation éclata, se répercutant en tonnerre à travers les échos du Courbezou au Tantajo, du Roc Rouge au pic du Caroux. À vingt pas, le lièvre, après une suprême cabriole, s'allongeait sur l'argile, raide mort.

Du nuage qui l'enveloppait, tel Jupiter tonnant, surgit Ferdinal. Après avoir vérifié son artillerie et son « Jacob » et constaté qu'ils n'avaient aucunement pâti de sa chute, il se baissait pour ramasser la victime quand M. le sous-préfet, un peu ironique, lui dit : « Vous avez une fière chance, car enfin vous n'avez pas visé. »

À quoi Ferdinal, retirant par déférence son « Jacob » de sa bouche, articula cette réponse dédaigneuse : « Monsieur le sous-préfet, quand je les vise, je les brise. »

Et il rechargea sa couleuvrine.

Denys FABRE.

Le Chasseur Français N°641 Juillet 1950 Page 396