Talleyrand, ce grand serviteur de la France, et qui la
tira de bien mauvais pas, avait coutume d'affirmer : « La politique
est l'art des possibilités. » Ce fin manœuvrier savait ce qu'il disait.
Que de fois l'un ou l'autre de nous n'a-t-il pas joué au petit dictateur et
proclamé bien haut : « Pour ressusciter la chasse en France, moi je
ferais ... » Et, moi aussi, j'ai répété cent fois la même bêtise,
suivie de l'énoncé d'une série de mesures, excellentes en soi, mais
impraticables en l'état actuel des choses. M. Jacques-C. Delavaud, dans son Essai
(1), ne tombe pas dans ce travers et ne parle que de ce qui est accessible.
Faisons comme lui. Il faut compter avec son temps ; nous ne sommes plus en
1789, ni en 1844, ni même en 1914 ; le monde a marché. Jadis ne chassaient
guère que des aristocrates, des bourgeois à leur aise et assez peu de paysans. À
présent, le goût de la chasse a gagné toutes les classes de la société, la
masse paysanne surtout, qui chaque dimanche décroche le fusil. Est-ce un bien ?
Est-ce un mal ? Un mal certainement pour le gibier ; un bien, je
crois, pour la nation, à condition que la chasse soit pratiquée honnêtement,
loyalement. Elle est le plus sain de tous les sports ; elle développe le
goût de l'entreprise ; elle dépote le citadin de son bureau ou de son
atelier, lui fait respirer l'air vif à pleins poumons, et si parfois le soir, à
défaut de gibier, il en rapporte des ampoules aux pieds, il en revient les yeux
et l'âme pleins de la vision de notre beau terroir. Cela vaut mieux que de
s'abrutir chaque dimanche à la belote ou au cinéma, voire que d'aller faire du
sport sur les banquettes du Vel' d'Hiv', en incitant Big Machin à « rentrer
dans le chou » de Toto la Fuma.
Devant une évolution, d'une telle ampleur, il ne saurait
être question de revenir en arrière, mais d'écouter Talleyrand et de
rechercher, avec J.-C. Delavaud, ce qui est possible. Sans être aussi optimiste
que celui-ci à l'égard des associations communales, j'estime comme lui que ces
associations judicieusement réorganisées peuvent être une pièce maîtresse de
cette résurrection de la chasse que nous souhaitons tous. J'étudierai sommairement
les points les plus importants, qui d'ailleurs s'imbriquent les uns dans les
autres : recrutement de leurs sociétaires, constitution de leur
territoire, gardiennage, équilibre de leur budget, action de leur président.
La nécessité des sociétés communales est apparue après
l'autre guerre, lorsque la prolifération cancéreuse des permis, le développement
des communications, l'auto eurent déversé sur nos campagnes des hordes
citadines, qui parfois y laissèrent mauvais souvenir. Les associations sont
nées d'un réflexe de défense des ruraux, et cela se lit en toutes lettres dans
leurs statuts. Eh bien ! il est temps de dépasser ce stade ; dans la
nation, nous sommes tous solidaire, paysans et citadins. Mais un tel accord ne
peut se réaliser que sur des bases saines et non dans le climat de contrainte
que créerait la législation issue de l'actuel projet gouvernemental. C'est
pourquoi, en 1949, à l'Assemblée générale de ma commune, j'ai eu la
satisfaction de faire voter à l'unanimité un vœu contre un projet qui,
s'il aboutissait, nous imposerait un fort contingent expédié de la ville. Ce
serait désastreux. Nous autres, paysans, voulons rester les maîtres sur notre
terre ; il n'appartient pas au préfet d'inviter les gens chez nous. Pour
que cette évolution, réussisse, il faut qu'en face d'une charge nouvelle nos
syndicats trouvent des garanties et des avantages substantiels. La solution
raisonnable serait qu'après étude librement débattue entre l'Administration et
nos Fédérations départementales il soit prévu pour les campagnes un pourcentage
de citadins à absorber. Il ne devrait pas être excessif, car songer à les caser
tous serait de la folie, surtout dans les régions industrielles ou de grandes
villes. Les sociétés devraient rester libres de recruter à leur gré ces
sociétaires nouveaux. Sinon, si l'on nous expédiait des invités de force, ce
serait aller à la guerre ouverte. Le choix serait aisé. Quel campagnard n'a pas
à la ville amis ou parents ? Le citadin ainsi adopté arriverait sous
l'égide d'un parrain et, n'étant plus un inconnu, il s'incorporerait vite à son
nouveau milieu. Naturellement, ces sociétaires urbains devraient acquitter une
cotisation beaucoup plus élevée. Si, dans l'association, les ruraux apportent
leur terre et leur gibier, il est juste que les autres apportent leur argent.
Enfin, il me semblerait normal que si un étranger ainsi admis ne se conformait
pas aux bonnes règles, s'il était un sujet de discordes, il puisse être exclu
sans appel, sur simple décision du Conseil, quitte, pour la Société, à le
remplacer par un autre citadin plus soucieux de correction envers ceux qui
l'accueillent.
Le projet gouvernemental n'a pas que du très mauvais. Il a
aussi du passable, et un tout petit peu de bon, notamment en voulant en finir
avec la chasse banale, cause de dépeuplement absolu. Il prétend au regroupement
de la « poussière de petites propriétés » et veut transférer leur
droit de chasse aux associations. Je suis trop amoureux de la liberté pour ne
pas souffrir de cette nouvelle atteinte au droit de propriété, mais il faut
s'incliner devant l'intérêt général. Dans mon coin, les sociétés ont constitué
assez aisément leur territoire ; nous n'avons guère vu de petits
propriétaires se mettre en dissidence. Quant aux grands propriétaires, ceux qui
ne font pas garder ont été des premiers à nous donner leurs domaines. Il paraît
qu'il n'en est pas de même partout et que, souvent, le regroupement volontaire
est malaisé. Comme dans l'état actuel il ne peut plus y avoir de no man's
land, la loi se doit de supprimer les dissidences. L'on a reproché au
projet de n'être pas assez explicite sur la surface au-dessous de laquelle le
regroupement jouerait. La loi alsacienne passe pour sage ; elle dit :
« En plaine, 25 hectares d'un seul tenant, ou 5 de bois », chiffres
au-dessous desquels le gardiennage privé est illusoire. Il y aurait aussi le
marais, où les conditions locales sont très diverses et pour lequel il faudrait
des dispositions très détaillées selon les régions. Disons donc comme la loi
alsacienne, et pourtant ce sera trop parfois, et parfois pas assez. La
perfection n'est pas de ce monde.
Le gardiennage dépend essentiellement du budget. Je crois
que, sur l'ensemble de la France, la commune moyenne compte une centaine de
fusils et 20 à 30.000 francs de cotisations. C'est beaucoup trop peu pour avoir
un vrai garde. La solution du sociétaire garde bénévole est voisine de zéro.
Comment s'en prendrait-il à ses concitoyens, amis et connaissances ? ...
Elle est même en dessous de zéro puisque la prudence indique qu'il faut
contracter une assurance accidents pour lui et pour la responsabilité civile,
sous peine de risquer un grave pépin ; cela coûte cher. Le plus simple est
de se confier à la Fédération. Hélas ! malgré leur conscience, ses gardes
sont trop peu nombreux pour être présents partout. Ils font office
d'épouvantail plus que de « main au collet ». Or, quand un élément
douteux sent cette main trop loin de son cou, il cesse vite de craindre
l'épouvantail. Il faudrait au strict minimum deux équipes de deux gardes
fédéraux par canton, on verrait alors de beau travail. En quelques rares
endroits, des présidents ont réussi le miracle d'une entente inter-sociétés, je
les admire. M. Jean Guiraud me citait récemment le cas de huit communes qui, en
se groupant, avaient pris en commun un garde sortant de l'école de Cadarache.
Je crains que ces ententes ne soient bien fragiles et qu'un rien les disloque.
J'en ai vu un exemple dans un cas où, contre le désir des deux présidents et
d'une majorité de gens sensés, il a suffi des agissements de quelques trublions
irresponsables pour rompre une bonne et vieille entente entre deux communes.
Que ce soit garde fédéral ou garde particulier, il faut un
professionnel. Pour l'avoir, il faut payer. Pour payer, il faut de l'argent,
les sociétés n'en ont pas, leurs cotisations sont trop faibles et demanderaient
à être très majorées. Certains le comprennent. M. Aimé Caudal, que je citais le
mois dernier, m'écrit ces lignes riches de sens — et, je le rappelle, il
ne s'agit pas d'un grand propriétaire, mais d'un simple cultivateur — :
« Je suis convaincu qu'on pourrait arriver à faire quelque chose de
potable, oh ! évidemment pas avec des cotisations à 200 francs par tête,
mais réfléchissons un peu, toute passion demande un sacrifice. Une somme de
2.000 francs, par exemple, cela représente la valeur de deux chopines par
semaine consommées au café. Quel est le saint qui ne dépense pas 50 francs plus
ou moins inutilement par semaine ? Que celui-là me jette la pierre !
Je n'ai pas l'illusion de croire que cette pilule serait digérée sans douleur.
Tout de même, quand il s'agit d'une passion aussi saine et divertissante que la
chasse, la voix de la raison devrait rallier la majorité des vrais chasseurs.
Avec un budget de 200 à 250.000 francs, une société communale bien organisée
pourrait se permettre des mesures qui ne vaudraient pas celles des grandes
chasses, mais qui auraient le mérite d'être quelque chose au lieu du néant. »
C'est archi-vrai, mais qu'un président ne compte pas sur ses
sociétaires pour voter ces sommes astronomiques ! Je ne me risquerais pas
à le proposer aux miens : leur « bourgeoise » leur reproche déjà
leurs chopines, que serait-ce lorsqu'elle apprendrait un coup pareil ! « T'avi
bé besoin d'vota co ! ils t'avan pas força, quand même ... Ta !
i n'avais jamais vu tant bête coume té ! » Si je propose à mes
mandants une augmentation substantielle pour mettre quelques mères lapines, ils
me lâcheront royalement 25 francs et, à la sortie, s'en iront boire un coup
pour se remettre de cet effort surhumain.
Pour obtenir une large augmentation des budgets, il
conviendrait que — outre le permis national, qui n'est, au fond, qu'un
permis de port d'armes puisqu'il ne confère aucun droit sur aucun terrain —
la loi crée un réel permis de chasser, communal celui-ci, à un chiffre
raisonnable — 500 francs seraient déjà quelque chose ; 1.000 seraient
mieux. Ce permis ne dispenserait pas les sociétaires des modestes cotisations
syndicales actuelles. Les fonds iraient intégralement à la société où il serait
pris. On arriverait ainsi à un budget assez large pour faire quelque chose.
Bien entendu ce permis ne serait exigible qu'une seule fois et vaudrait pour
toutes les sociétés où son détenteur adhérerait ultérieurement.
Que l'on ne se récrie pas en disant que c'est beaucoup !
La France est le pays civilisé où il y a le plus de chasseurs et où le permis
coûte le moins cher — 3.700 francs en Angleterre — 12.000 en Belgique
— en Suisse, où il n'est valable que pour un seul canton, il s'échelonne,
selon les tarifs cantonaux, de 5.000 à 24.000 francs. — En U. R. S. S.,
la question a été résolue autrement, le public n'est pas admis à chasser ;
les chasses magnifiques dont la Russie dispose sont exploitées par un corps
nombreux de professionnels fonctionnarisés, dont le gibier est réalisé au
profit de l'État. On voit que notre régime est très libéral, trop peut-être.
Depuis l'ère de l'inflation, le Français a pris l'habitude de chasser à l'œil,
car que sont ces pauvres 1.000 francs, sinon la gratuité déguisée ? Sans
tomber dans un excès contraire, un léger effort est possible. Chacun sait que,
s'il veut rouler en auto, il lui faut mettre de l'essence dans le réservoir.
Pourquoi, s'il s'agit de chasser, ne mettrait-on pas de l'argent dans la caisse ?
Nous le ferions d'autant plus volontiers si nous étions rassurés sur sa
destination et savions qu'il n'ira pas s'engouffrer dans les trous du budget,
mais sera mis tout entier au service de la chasse.
L'État lui-même pourrait nous aider sans qu'il lui en coûte
rien. En un temps où les associations communales n'existaient pas encore, la
loi a commencé d'attribuer aux municipalités un pourcentage sur le prix des
permis. Cette participation atteint maintenant 300 francs. Il me semblerait
logique que l'argent versé par les chasseurs d'une commune servît à améliorer
la chasse communale plutôt que le budget municipal. Certaines mairies l'ont
compris et d'elles-mêmes accomplissent déjà le virement sous forme de
subvention. Pourquoi l'État n'officialiserait-il pas ce geste d'équité ?
Il ne lui en coûterait pas un sou.
Quant au rôle du président, je voudrais en voir accroître
l'autorité. Dans les cas très rares où il tournerait au dictateur, la prochaine
assemblée générale serait là pour le calmer. Actuellement, il ne peut guère que
donner des conseils, user de persuasion et tâcher de tirer de son maigre budget
le moins mauvais parti. Nous connaissons tous dans nos communes un, deux, trois
individus qui sont en règle avec le percepteur, mais pas avec l'honnête morale.
Ils ont le permis dans une poche et leurs engins dans l'autre ; ils
lâchent un instant la charrue pour vérifier un collet, ils emportent leur fusil
au travail et, dès avant l'ouverture, racleront d'un coup toute une compagnie à
l'abreuvoir ; ils savent le gîte d'une hase et la fusillent sans pitié
pour les innocents levrauts, qui crèveront de misère. Seulement, ces gens-là
n'ont jamais été pris ; leur droit le plus absolu est d'entrer dans
l'Association la tête haute, sans que nul puisse s'y opposer. C'est un scandale
et, contre de telles candidatures, le président devrait avoir droit de veto.
C'est à lui, assisté de son Conseil, qu'il doit appartenir de veiller au bon
recrutement des sociétaires et de barrer l'entrée aux indésirables.
Quant au permis communal, je voudrais que le maire ne soit
pas seul à donner son avis ou, mieux encore, que les demandes ne passent que
par le président. Vit-on jamais un maire mettre « non », même si le
demandeur est dans un des cas formellement exclus par la loi ? Le
président, lui, a tout intérêt à n'accepter que de bons adhérents. C'est son
devoir, et, par son avis défavorable, il saurait écarter les quelques brebis
galeuses que tout le monde connaît et que chacun subit, faute de pouvoir faire
autrement.
Enfin j'estime que le président devrait être assermenté et
pouvoir dresser procès-verbal sur son territoire. Ce serait une innovation
inattendue, je le reconnais. L'intérêt de la chasse ne vaut-il pas une entorse
à la routine ? « Les gardes de la Fédération sont loin, le président
est près », se dirait plus d'un amateur de civet mal acquis. En latin,
cela se dit : Timor domini ...
Il y aurait encore bien d'autres choses pour faire des
sociétés communales ce qu'elles devraient être. Il faudrait ... il
faudrait ... Mais je sens l'ombre de Talleyrand me souffler à l'oreille :
« Allons, mon ami, soyons raisonnable, les hommes ne sont que de pauvres
hommes, vous leur demandez déjà beaucoup, ne leur demandez donc pas
l'impossible. »
Albert GANEVAL.
(1) Durrel, éditeur.
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