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Battue aux foulques

Pierre précieuse scintillante, enchâssée dans un rude écrin de collines calcaires, l'étang de Berre moutonne légèrement. À l'est, vers Marignane, une longue bande sablonneuse isole la petite nappe de Bolmon, lieu de prédilection des foulques — les macreuses des Provençaux — dont on distingue, au loin, la masse noire. Par-ci par-là, de petits groupes d'isolées. Pauvres oiseaux, tremblez, la battue approche. La nouvelle s'est répandue en vraie traînée de poudre. Tous les chasseurs des alentours sont sur pied de guerre. L'étang, surtout au sud, est ceinturé de fusils. Pas un coin d'inoccupé. Certains, lourdement bottés, avancent au large. Jamais on ne vit autant de volontaires pour la première ligne ! ... Les caps, pris d'assaut par deux ou trois rangs armés, sont prêts à subir le choc des oiseaux noirs. Des malins ou des prudents s'isolent à quelques portées de fusil en arrière. Moins de danger et certitude de cueillir les blessées incapables de regagner l'étang de Berre.

Neuf heures. Bolmon, sans une ride, semble un grand miroir d'argent. Chaleur, moustiques insatiables n'altèrent pas la bonne humeur des groupes. En attendant l'heure H, on déguste les moules de la digue arrosées d'un petit vin blanc nouveau ... Quelques détonations : culs-blancs et alouettes sont de la fête.

Vers Marignane, on aperçoit enfin les barques — une soixantaine — qui, barrant l'étang, se dirigent au sud. Les embarcations grossissent, se précisent, brisant le miroir à coups de rames. Éclairs de l'eau et éclairs des fusils se mêlent. Le tableau s'anime.

Voici un groupe de canards qui monte en flèche, puis pique vers le large. Ils franchissent la ligne des tireurs à une hauteur insensée. Malgré cela, une grêle de coups les accueille. Je suis stupéfait de voir un palmé descendre en feuille morte.

— C'est sûrement avec un concentrateur X ... ! clame mon voisin ...

Je pense à une crise cardiaque ... Mais, sur l'eau, l'agitation gagne les tribus de foulques. Elles nagent en tous sens, se lèvent, se posent à nouveau, pleines d'inquiétude. Quelques-unes s'élèvent. Les voilà sur les barques. Feu roulant ... Et alors, de toutes parts, le ciel s'emplit de flocons noirs tournant, fuyant. Des centaines de coups crépitent. Sur les bords, le spectacle est ahurissant : des pièces touchées descendent, mais, avant qu'elles soient à terre, on leur adresse une pluie de coups. Finalement, disloqués, les pauvres volatiles choient aux pieds de chasseurs n'ayant pas participé à la fusillade. Rarement celui ou ceux qui ont touché se dérangent pour revendiquer leur droit ; si la pièce est tombée à quelque distance, il y aurait contestation ... et ils perdraient leur place.

En un large nuage sombre, le gros de la troupe a foncé vers le sud. Affolées par la pétarade intense, les rescapées reviennent suivant le bord. Tout au long le chapelet noir perd ses grains. Vais-je tirer un oiseau ? Oui, car l'un d'eux se dirige vers moi, je distingue l'étoile blanche que je m'amuse à suivre. Trop tard, mon voisin de droite a été plus prompt et ... pauvre paquet de plumes ternes, la foulque flotte sur l'eau ; il s'agit de la cueillir. Insensible aux gestes éloquents de son maître, un toutou refuse obstinément de quitter la terre ferme. Saisi à pleins bras, on le jette à l'eau. Sourd aux « apporte » répétés, peut-être vexé, l'animal revient. Heureusement pour son honneur, le propriétaire assure :

— D'habitude il n'en laisse pas une ! ...

Durant cet intermède une vaste manœuvre cynégéto-aquatique s'est amorcée. Les extrémités de la ligne des barques avancent à grands coups de rames, tandis que le centre se déplace à peine. Classique coup de tenaille. La poche se creuse, s'agrandit, puis les deux ailes se joignent, emprisonnant un large banc d'oiseaux. Maintenant on va resserrer l'étreinte en glissant tous vers le centre. Une embarcation passe près de nous ; l'un des trois occupants lance à un camarade du bord :

— Un vrai « chaple ». J'en ai au moins tué cent ! ... Les canons de mon fusil sont rouges ! ...

— Rouges de honte de te voir tirer comme un « pied », coupe l'ami.

Cette remarque désobligeante semble vérifiée sur-le-champ ; le « chapleur » aux cent victimes manque, sur sa tête, et par deux fois, l'étendard noir d'une foulque ... Rires et lazzis fusent alors de toutes parts.

Au centre, le massacre bat son plein. À chaque instant des groupes d'oiseaux tentent de s'échapper, mais le cercle de feu est si serré qu'on voit rarement une rescapée s'en aller. C'est une vraie fusillade de grandes manœuvres. Fatiguées, quelques dizaines de foulques semblent refuser de prendre l'essor ; certaines — blessées peut-être — glissent sous les barques ; d'autres courent sur l'eau ... Course à la mort. On les exterminera jusqu'à la dernière ...

La ligne se reforme et remonte l'étang. À la pointe nord, on effectuera la même opération sur les rescapées du début. La battue finie, on partage le butin. Le salmis sera goûté dans toutes les maisons. Bolmon retrouvera son calme habituel en attendant que les eaux se couvrent à nouveau d'une multitude de foulques.

Dans la clarté radieuse de cette splendide journée d'automne, cette battue ne manquerait pas de charme pour peintre et amateur de galéjades, mais pour le vrai chasseur le plaisir est bien mince.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 455