soir, au chalet, nous mangerons un peu mieux. Ce n'est
point que je méprise le saucisson « au naturel », mangé sur le pouce,
assis sur un caillou, ni le coup de blanc qui, à force d'avoir été secoué et
ballotté dans sa gourde, a presque mérité le titre de mousseux, mais, au bout
de quinze jours de ce régime, on ne peut s'empêcher de rêver à des omelettes, à
des côtelettes sur le gril, et surtout — rêve du chasseur par les grands froids —
à la soupe fumante qui sent le chou et le fromage. Aussi, quand mon camarade
m'eut fait part de cette bonne nouvelle, je ne pus me tenir de demander :
— Tu sais le menu ?
— Oh ! tu veux en savoir trop long ! Georges
est resté en bas à cause de son pied foulé, et il va nous préparer tout un
festin. Je sais seulement qu'il y aura des petits pois, du jambonneau chaud ...
et une surprise.
— Une surprise ?
— Il n'a pas voulu m'en dire plus long. Tu sais, on ne
fait pas boire les ânes qui n'ont pas soif.
Haussant les épaules, je pris mon fusil et fis trois pas. Un
coq de bruyère qui, tout le temps de notre pique-nique, avait dû rester là rasé
à terre à nous écouter partit en trombe, et je m'assis par terre en le manquant
de mes deux coups. Le mot magique de jambonneau m'avait fait oublier le premier
principe de la chasse à flanc de coteau, qui exige qu'un droitier marche
toujours en gardant le sommet de la montagne à sa droite, pour pouvoir
rapidement ajuster l'oiseau qui plonge, sans avoir d'abord à pivoter sur ses
pieds au risque de se casser la figure.
J'étais tellement intrigué du mystère qui se cuisinait en
bas que, de toute la journée, il me fut impossible d'être à mon affaire. Les
bartavelles piquaient dans les pentes au bout de mon nez ; les coqs
partaient exactement là où j'attendais leur démarrage, mais mon tableau total
se monta, en tout et pour tout, à un vieux tétras, aux ailes si pelées par dix
ans de coups de fusil que son essai pour s'enlever se termina en course à pied
boitillante. Celui-là, selon la forte expression d'Elzéar Blaze, la carmélite
sortie la veille de son couvent ne l'aurait pas manqué, et il n'y avait pas
lieu de m'en faire gloire.
Quand, enfin, le soleil commença à baisser, je ne fus pas le
dernier à dévaler les éboulis, en direction du chalet, où un filet de fumée
échappé à la cheminée me confirmait que Georges était tout entier à ses
préparatifs de festin.
La soupe liquidée, et le jambonneau sérieusement ébréché,
Georges consentit à révéler le mystère.
— Avant-hier, j'étais au pied de la moraine du glacier
de Vernont quand j'ai entendu un sifflement. J'ai pensé de suite : une
marmotte. Mais, en même temps, j'entends un grand bruit d'ailes par derrière
les blocs, comme si un aigle s'envolait. Je regarde : c'était une autruche ...
— Une autruche à 2.700, en Haute-Savoie ?
— Sur le moment, j'ai réagi comme vous tous, et j'en
suis resté abruti. Puis j'ai empoigné ma carabine. Mais elle m'avait vu et elle
ne m'a pas attendu. Elle a filé du côté du col et, en trois sauts, elle était
sur l'autre versant. Elle faisait sauter la neige à chaque enjambée, fallait voir
ça !
J'ai pour principe qu'il ne faut contrarier ni les chiens
mordants, ni les mulets qui ruent, ni les fous, ni les femmes : à l'usage,
ces êtres-là peuvent devenir dangereux. Mais une autruche dans la haute vallée
du Nant Noir de Vernont, à quelques pas du glacier, c'était pourtant un peu
gros comme plaisanterie ! Mais Georges continuait, impassible :
— C'est comme je vous le dis. Et même cette autruche
était en train de faire son nid, même qu'elle avait déjà pondu un œuf quand je
l'ai dérangée. Alors, moi, j'ai pris l'œuf — même que je m'en suis vu pour
ne pas le casser — et je l'ai apporté ici. Je l'ai fait cuire dur, et je
vais le couper en tranches sur la salade.
Dans un plat immense, la salade se prélassait, selon la
formule savoyarde : quelques feuilles de salade, pas mal d'oignon et
quantité de pommes de terre cuites coupées en tranches, le tout généreusement
arrosé de vinaigrette. Et Georges, solennel comme un archevêque, nous apporta l’« Œuf
d'Autruche » sur une assiette.
Un œuf colossal, énorme, gros comme un petit melon, qui
luisait tout blanc, débarrassé de sa coque, et semblait nous regarder, si j'ose
dire, avec ironie. Quand chacun l'eut regardé à son tour à loisir — et
cela nous prit, je vous prie de le croire, au moins dix minutes — Georges
prit le grand couteau qui avait servi à tailler le jambonneau et débita son œuf
en tranches énormes, rigoureusement semblables à celles d'un œuf dur ordinaire,
avec un jaune gros comme les deux poings entouré d'un blanc immaculé.
Au goût, l'œuf géant fut trouvé parfait, avec peut-être un
petit goût sauvage et exotique en plus qui n'était pas pour déplaire. Ce
soir-là, muets, nous regagnâmes tous le grenier à foin sans oser piper mot :
le Georges, manifestement, en savait trop long pour nous ...
Au petit jour, des ombres se mirent en route, armées de
carabines. Chacun s'en allait de son côté d'un air dégagé, mais peu à peu tout
le monde obliquait hypocritement, et tous ces curieux armés, j'en étais sûr,
allaient se retrouver sans aucun doute dans les environs du glacier de Vernont.
Georges sifflotait sur le pas de la porte quand je lui mis la main sur
l'épaule.
— Maintenant que ces idiots sont partis, tu vas me dire
ton truc. Après avoir hésité, il me dit :
— Voilà. C'est un avion belge de la S. A. B. E. N. A.
qui a apporté ces œufs à Anvers, et un client de l'Hôtel des Alpes, qui en a
reçu un de son frère ... Qu'est-ce que tu fais avec ce fusil ?
— Moi ? Rien. J'y mets deux coups de dix et, si tu
continues à m'en conter de ce tonneau-là, je vais prendre trente pas de recul
et te cingler les f ... !
Tout de suite, Georges comprit sans peine.
— Oh ! ça va, ne te fâche pas ! Eh bien !
tu prends trois douzaines d'œufs ordinaires (à cette époque, trois douzaines
valaient bien 15 francs). Tu les casses. Tu sépares les blancs. Tu crèves tous
les jaunes et tu les mets ensemble, sans les battre, dans une petite vessie de
porc, et tu fais cuire dur, à l'eau bouillante.
— Tiens ! tiens ! je vois d'où vient le
fameux goût de sauvage. C'est la vessie !
— Tout juste. Quand ton jaune est cuit, tu le démoules,
tu l'ébarbes d'en haut, où la vessie a fait des plis que tu enlèves avec une
lame de rasoir ; tu mets les blancs dans une plus grande vessie, le jaune
au milieu ...
— Compris. Tu fais prendre tes blancs, et tu cherches des
imbéciles à qui faire manger l'œuf d'autruche !
Ce matin-là, je tirai comme un Dieu, et les tétras en virent
de dures ! À la nuit close, les chasseurs d'autruches étaient de retour,
bredouilles cela va sans dire ! ... Toutefois Athénor avait « vu
des traces », et il y retourna le lendemain et les jours suivants.
L'année d'après, Athénor, lui aussi, avait, paraît-il, vu
l'autruche. Un an plus tard, il l'avait tirée et ratée ! À présent, après
une vingtaine d'années, le « passage des autruches » à la cote 2.730,
au pied du glacier, est un article de foi dans la vallée. Ainsi se forment les
légendes ! ... Et j'en sais trop long pour hausser les épaules ou
simplement sourire quand on raconte l'histoire : chaque fois qu'un
incrédule se manifeste, on l'engueule à l'unisson comme du poisson pourri, et
quelque justicier menaçant, me montrant du doigt, lui hurle dans la figure :
— Demande plutôt à Mélon ! Il y était, lui ;
il les a vues, les autruches ; même qu'il a mangé l'œuf et qu'ils étaient
dix à en manger sans pouvoir le finir !
Et j'approuve, soucieux de ma réputation et de mon repos.
J'ai même cherché dans un placard un lot de vieilles plumes, restes d'un
chapeau 1900 de ma grand' mère, et si, l'an prochain, on me soutient que j'ai
tué l'autruche, je les montrerai sans mot dire, modestement.
Pierre MÉLON.
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