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Chasse et festins d'autrefois

Le marquis d'Angosse possédait sur le territoire de la très vaste commune d'Asson (qui ne fut scindée que sous Louis XVI), dans un beau cirque au pied des montagnes, un château entouré d'un joli parc de plus de vingt hectares, avec de superbes allées de hêtres. L'une de ces allées aboutissait à une terrasse surplombant le torrent d'une cinquantaine de mètres : elle existe encore. Cette terrasse dominait la digue, dont le canal et sa chute d'eau actionnaient les machines des forges où l'on fondait et travaillait le minerai de fer de Ferrières : ces forges ne sont plus que des ruines. D'aucuns affirment qu'on y fabriquait beaucoup de pots et marmites en fonte nommés « oules », ce qui expliquerait le nom du quartier de ces fonderies.

De vastes étendues de montagnes appartenaient au marquis, et nul, autre que lui, n'y avait droit de chasse.

Un 8 décembre, il avait chassé du matin au soir avec quelques-uns de ses amis, mais il n'avait pris qu'un blaireau d'un coup de lance, à l'entrée du terrier. Ce blaireau avait saisi un chien de la meute dans ses mâchoires comme dans un étau, et même la mort ne lui avait pas fait lâcher prise. « Cette affaire de mâchoires vous annonce une visite, monsieur le marquis », lui avait dit un de ses amis.

— Eh bien ! puisque le blaireau est jeune et gras nous le mangerons ensemble, et nous réserverons la part du visiteur ... s'il vient !

Le soir le feu flambait dans la grande cheminée de la cuisine du château, et l'un des piqueurs faisait tourner lentement la broche de la rôtissoire. Le blaireau avait été bien farci d'un hachis fait de lard, de jambon, d'œufs et de fines herbes, puis adroitement cousu et ficelé.

Comme il faisait froid et que la cuisine, quoique très grande, était la pièce la mieux chauffée, le marquis avait décidé que la table serait mise devant le grand feu.

La nuit était tombée, et le vent soufflait dans les hêtres de la grande allée. La petite porte de l'ouest fut ouverte par un domestique et le vent apporta le hurlement d'un loup dans le parc. Tous les hommes se dressèrent. « Dommage ! il n'y a pas de lune ! Si c'est le visiteur qui s'annonce, il n'aura même pas les os, dit le marquis. » Puis s'adressant à son grand piqueur : « As-tu soigné et fermé les chiens. Demain matin, gare au bandit ! »

Le vent redoublait et grondait dans la cheminée ; un moment, les flammes furent rabattues sur les lourds landiers et léchèrent le blaireau qui achevait de rôtir.

Quelques instants après, tous les convives étaient à table. Le blaireau fut servi entier par deux domestiques et l'un, tout doucement, enleva la broche.

À cet instant, un bruit, comme un frôlement sur les volets fermés, fit tourner les têtes, et, presque aussitôt, on frappa à la porte.

— Va voir, dit le marquis à son piqueur ; méfie-toi d'une traîtrise d'Aragonais.

— C'est un moine qui vient demander l'hospitalité. Il parle la langue d'Oc.

— Qu'il entre !

Et l'homme secoua les flocons blancs pour les faire tomber de sa longue robe de drap grossier. Ses pieds nus laissèrent leurs traces sur les dalles de pierre.

Le marquis se leva :

— Assieds-toi là, près du feu ! Et qu'on lui apporte un escabeau pour ses pieds. D'où viens-tu ?

— De l'abbaye de Saint-Savin-en-Bigorre.

— Où vas-tu ?

— À la maison des abbés de Sauvelade, à Cap-de-Bès.

— Ton chemin ?

— J'ai passé le gave à Saint-Pé-de-Bigorre, puis j'ai suivi le chemin de la rive gauche. Au Col de Bellocq, j'ai pris le haut des coteaux pour éviter la Combe des Loubatères, au pied de la montagne, par crainte d'une fâcheuse rencontre avec les loups. Je suis passé près de la fontaine ferrugineuse et j'ai franchi le torrent au pont du moulin de bas.

— Ton message ?

— L'aide de deux moines qui ont déjà travaillé aux Hounts-Cautères (Cauterets).

— C'est bon. Tu resteras ici cette nuit et, demain matin, un cheval sellé et un domestique seront à ta disposition jusqu'au col de Maupas.

— La réputation de bonté et d'hospitalité des marquis d'Angosse s'étendait jusqu'au comté de Foix ; je pourrai en témoigner.

— Oh ! pas encore ! Tu es notre invité, et tu vas te servir le premier. Mais je te préviens : quoi que tu fasses au blaireau, nous te le ferons.

Le rôti sentait bon, et les yeux du moine affamé ne le quittaient pas. La décision du marquis le jetait dans la consternation, et la barre de ses sourcils épais se plissa. Il prit sa tête dans ses mains, puis :

— J'accepte, dit le moine.

Il se leva, prit dans sa main droite le couteau de chasse qui servait à découper, l'aiguisa lentement à un fusil de grès et le reposa sur la table en souriant.

Il passa alors l'index de la main droite sous son aisselle et aussitôt l'enfonça résolument dans ... le trou laissé par la broche. Il retira du corps du blaireau un bout de farce sur son doigt replié et le porta sur sa langue.

— Fameux, dit-il ; et j'attends.

Le marquis et les convives se regardaient, perplexes.

Ce fut le moine qui rompit le silence :

— Je suppose que vous vous prépariez à fêter l'anniversaire de la naissance d'Henri de Navarre ; alors faites-moi donc verser, monsieur le marquis, du vin de Jurançon dans mon écuelle, et ne parlons plus de votre menace.

Les convives éclatèrent de rire, et le joyeux repas se prolongea fort tard dans la nuit.

Le lendemain matin, deux chevaux sellés et un domestique attendaient le moine sous l'auvent des belles écuries. La marquise d'Angosse reçut les remerciements du voyageur et excusa son mari : la meute des chiens, les piqueurs et leur maître faisaient déjà la chasse au loup.

Jean ELDAR.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 459