Poupard, tourteau, dormeur, clos-poing, autant de termes
variés servant à désigner selon les régions de semblables crabes — et j'en
passe !
Poupard, sans doute parce que ces crustacés sont joufflus
(de carapace), un peu à la manière de certains enfants gonflés de lait ;
tourteau, parce que leur teinte générale rappelle la couleur des grosses
tourtes de pain recuit d'antan ; dormeur, parce qu'ils se montrent presque
toujours d'action lente, et plutôt apathiques ; clos-poing, parce qu'ils
ont coutume de se tenir les pattes sous eux repliées, à la façon d'une main aux
doigts fermés.
Mais ces caractéristiques de forme et de couleur ne vous
suffiront certes pas pour identifier, dans les rochers où il vit, le crabe de
cette nature. Mieux vaut donc que je vous livre ici quelques détails
signalétiques complémentaires. D'autant que, prudemment, le dictionnaire que
vous consulterez ne se compromettra guère en vous parlant de cet animal :
sorte de crabe, se contente-t-il d'affirmer, fort elliptiquement — un peu
comme s'il se bornait à dire de l'homme qu'il est une sorte de bipède.
À propos de pieds, ou de pattes, retenez d'abord que le
tourteau ou poupard est, lui aussi, un décapode : il possède donc, comme
l'étrille, ou portune, et les crabes courants, verts, rouges ou jaunes, cinq
pattes placées de chaque côté de la carapace, dont une pince de taille. Cette
paire de pinces est, en effet, énorme, par rapport aux autres échantillons de
l'espèce crabienne, et rappelle celle du homard par sa disproportion avec le
corps de la bête. Elle s'avère d'ailleurs parfois aussi cruelle et souvent plus
tenace.
Cette hypertrophie de la patte maîtresse est compensée, si
l'on peut dire, par une atrophie relative des autres pattes, de forme à peu
près tubulaire (et velues), et de bien moindres dimensions.
Mais ce qui différencie surtout le poupard des autres
crabes, c'est la largeur démesurée de sa carapace, deux fois plus étendue par
rapport à sa longueur que celle de l'étrille, et la rotondité qu'elle accuse,
une sorte de dôme bosselé, quelquefois deux dômes jumelés. Alors que la
carapace des autres crabes demeure, en général plate ou à peine renflée, celle
du poupard s'arrondit ainsi, je le répète, comme la joue d'un marmot bien
venant ; d'un marmot qui aurait, d'autre part, ramassé un furieux coup de
soleil, soit dit en passant ...
Pour terminer ce signalement crabiométrique, il convient
d'ajouter que le ventre du tourteau est le plus souvent d'un blanc jaunâtre,
parfois crémeux et que, selon les secteurs marins où on le découvre, selon
surtout la couleur des algues près desquelles il vit, son dos, la partie
externe de la carapace, se pigmente quelquefois de bleu, voire de rose, quoique
sa teinte ordinaire tire singulièrement sur le brun.
Le tourteau est assez répandu sur les côtes de France. C'est
pourtant l'espèce la plus rare des crabes de notre littoral. On ne le trouve
jamais, du reste, que dans des zones rocheuses pourvues de varech à feuilles
brunes ou à proximité immédiate de celles-ci, à moitié enfoui dans des sables à
gros grain. Autant dire que le poupard est inconnu sur les plages de sable fin
ou dans les estuaires limoneux, qu'on ne le rencontre que sur les côtes à
profil tourmenté, notamment d'origine granitique. C'est un fait à noter que le
granit immergé semble constituer la terre d'élection du tourteau ; un
autre à retenir, que le poupard est toujours de bien meilleure qualité
lorsqu'il vit dans des roches de cette nature que dans des régions de calcaire
ou de grès. Malin qui pourrait cependant établir une corrélation de cause à
effet entre ceci et cela !
Quant aux algues dans les parages desquelles il se complaît,
la pratique permet d'établir que leur couleur importe davantage que leur
essence. Car on trouve du poupard aussi bien à proximité des longues étoles,
qui développent leurs larges et interminables lamelles à partir d'un unique
pied, que du varech court, évasé en brèves touffes — l'un et l'autre
demeurant avant tout des algues brunes. Au rebours de la moule ou de
l'anguille (et quelquefois du bouquet), qui marquent une préférence pour
l'herbier vert, ou dont la qualité s'accommode davantage de varechs de cette
couleur, le poupard est voué, sinon au brun même, du moins aux varechs
rougeâtres. C'est donc là qu'il faudra aller le chercher.
Nous en arrivons ainsi à la pêche au poupard, aux procédés
mêmes de capture. Mais s'agissant, en l'occurrence, d'un ramassage plutôt que
d'une pêche à proprement parler, d'un ramassage qui exige une certaine acuité
de vision, il m'a paru utile de vous présenter d'abord le crustacé « à
forcer », pour vous permettre de le mieux distinguer de ses multiples
congénères, de vous désigner en même temps les lieux où il a coutume de
prospérer, pour mieux guider vos pas.
C'est, d'autre part, assez près des limites de basse-eau,
donc au large, qu'on a le plus de chance de repérer le poupard. Deux raisons
logiques expliquent cette assurance qu'il prend instinctivement sur la vie. Il
est à la fois, en effet, mauvais nageur et mauvais marcheur. Au sec, il se
déplace lentement, en tout cas lourdement, sur les rochers ; immergé, il
nage peu et mal, dépourvu qu'il est de pattes natatoires plates, comme
l'étrille, et alourdi par ses pinces encombrantes et sa volumineuse carapace.
Entre le poupard et l'étrille, il existe une aussi vaste marge qu'entre le scaphandrier
et le pêcheur de perles. On comprend alors pourquoi le poupard reste à l'abri
le plus possible et évite les « découverts ». Ce qui revient à dire
qu'on ne le pêchera guère qu'en grandes marées de nouvelle et de pleine lune,
et au début de chacune de celles-ci, soit, ce mois-ci, du 11 au 13, et du 25 au
27 ; le mois prochain, du 10 au 12 et du 24 au 26.
Le meilleur instrument de pêche au poupard est, bien
entendu, le croc : un solide crochet fermement assujetti à, un manche de
bois dur. Mais, à la rigueur, le poupardier amateur pourra se contenter d'un
vulgaire tisonnier de cuisine à bout retourné, ou même d'une paire de pincettes
de cheminée. Je sais que ces outils de jadis ne courent plus guère le coin des
âtres, de même que les âtres ne courent plus guère le coin des maisons ...
On peut le déplorer dans la mesure où l'ingéniosité des « bassiers »
d'antan savait trouver dans l'attirail du foyer (au sens large) tous les
impedimenta marins nécessaires à la pêche à pied. Et il se trouve que tisonnier
et pincettes conviennent parfaitement à la capture du tourteau et surtout à son
arrachage.
À son arrachage, parce que, têtu et buté comme un âne rouge
— c'est peut-être la couleur qui veut cela, — le poupard surpris en
plein « somme » s'accroche désespérément à son gîte et, s'agissant de
parois rocheuses, prend immédiatement sur elles de vigoureux points d'appui. Il
lui arrive également, si le reflux descend trop vite à son gré, et que la mer
basse le laisse trop au sec, de coincer délibérément sa carapace entre deux
rochers, soit au fond d'un trou d'où il sera bien malaisé de le débusquer, soit
entre deux hauts pans d'un granit impossible à remuer. On conçoit alors qu'il
soit parfois aussi difficile de capturer un poupard ainsi tapi que d'extraire
une dent d'un maxillaire fermé.
Heureusement, le tourteau s'abrite quelquefois aussi au bord
d'une crique, en s'enfouissant sous des sables de grain très fort, quelquefois
même sous du petit gravier. En pareil cas, on le découvre grâce à la rotondité
de sa carapace qui affleure le niveau du sable et y forme une tache brune très
caractéristique, de quelques centimètres de diamètre. Le bassier doit alors
ouvrir l'œil avant d'ouvrir l'attaque : il suffit naturellement d'un coup
de croc sans effort pour arracher le poupard à son gîte de repli. Le pêcheur
avisé fera bien de continuer à prospecter les sables d'alentour, où il aura
quelque chance de découvrir d'autres spécimens de l'espèce.
Le poupard est un crustacé de choix, d'une saveur exquise et
de qualité égale à celle du homard, mais seulement lorsqu'il est plein — quand
la chair en demeure tassée et la « farce » à la fois bien sèche,
compacte et d'un blanc crémeux ou doré. Cette farce, constituée par la partie
interne de l'avant de la carapace, est désignée aussi dans certaines régions du
nom de « terrinée », par analogie avec la forme et la couleur des
potées de riz à la cannelle, ainsi appelées dans le Calvados, notamment.
Il faut reconnaître objectivement que, dans de trop nombreux
secteurs, la chair du tourteau ne répond pas toujours à de telles espérances.
Le crustacé présente alors apparemment les conditions de poids nécessaires,
mais se révèle, après cuisson, surtout plein d'eau et de médiocre goût. Il n'y
a guère qu'en Bretagne, sur certaines côtes de Vendée aussi qu'on trouve le
poupard idéal, avec une chair dure et blanche, et une farce d'or pâle.
Maurice-Ch. RENARD.
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