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Le tennis français

en perte de vitesse

Les vieux amis du tennis français, ceux qui depuis vingt ans fréquentent avec assiduité notre magnifique stade Roland-Garros, éprouvent depuis deux ans, chaque dimanche, une sorte de malaise à chaque exhibition des joueurs français et une vive nostalgie de notre gloire passée. On y trouve facilement des places à chaque tribune, alors que jadis, si l'on ne louait pas sa place numérotée trois jours à l'avance, il fallait, pour trouver une place debout, subir dans la cohue qui se bousculait devant les portes les exigences des resquilleurs et des revendeurs de billets au tarif du marché noir.

Pourquoi ? Parce que les Français (et ce n'est pas un reproche, car dans d'autres pays voisins on est tout aussi chauvin que chez nous) aiment à voir triompher leurs nationaux, ou tout au moins les voir « briller », ce qui d'ailleurs est un sentiment bien naturel et que je suis le dernier à blâmer.

Et, quels que soient le talent et le mérite des champions étrangers, nous éprouvons une sorte de serrement de cœur a être contraints à assister, chez nous et en plein Paris, à des spectacles dans lesquels, à partir des huitièmes de finale, nous ne voyons que des matches entre AngIo-Saxons, Suédois ou Italiens, et que nous avons un peu l'impression d'être, chez nous, en déplacement à l'étranger !

Parce que, aussi, cette sensation est plus vive en tennis que dans tout autre sport, du fait que, pendant dix ans, le tennis français s'est maintenu à la tête de toutes les grandes compétitions internationales, alors qu'aujourd'hui l'accès d'un joueur français aux épreuves finales est devenu une exception !

Comment expliquer ce paradoxe, qui consiste dans cette constatation : alors qu'en athlétisme, en natation, où nous étions il y a quinze ans assez loin des grandes équipes étrangères — sans parler du cyclisme et de l'escrime, où nous avons toujours figuré très honorablement, — nous possédons aujourd'hui une bonne douzaine de champions français capables de figurer dans une finale olympique, pourquoi justement en tennis, où nous étions les plus forts, sommes-nous tombés si bas ?

À ce point que, pour attirer et réveiller le public parisien, c'est à Borotra ou à Cochet, qui ont dépassé la cinquantaine, qu'il faut faire appel pour assister à ce miracle : des champions qui, bien que n'ayant plus leur souffle et tous leurs moyens d'il y a vingt ans, restent non seulement de grands artistes du tennis, mais qui, malgré leur âge, jouent avec leur cœur, avec la foi, avec la joie de vivre et l'« esprit jeune » qui emballe le public et fait les grands champions, alors que nos jeunes « première série » actuels, qui peut-être ne manqueraient pas de qualités, n'ont plus cette « furia française », et ce plaisir de jouer qui caractérisait nos mousquetaires. Ils semblent jouer au tennis comme ils rempliraient une corvée, sans un geste « jeune », sans un sourire, sans un de ces coups de boutoir ni un de ces traits de génie qui, précisément, caractérisent les grands champions et qui devraient être le propre d'un athlète jeune et en pleine forme. Comment demander au public de « vibrer » comme jadis, alors que les acteurs eux-mêmes semblent atteints de la maladie du sommeil !

Comment expliquer cette pénible situation ?

Ce n'est pas le recrutement qui manque. Le nombre des joueurs inscrits dans les clubs et jouant régulièrement est au moins égal à ce qu'il était il y a quinze ans ! Ce qui manque, ce n'est pas le nombre, hélas ! ce sont la qualité et la « classe ». Et, bien qu'ayant réfléchi longuement à cette question, nous n'arrivons pas à comprendre que, depuis dix ans, alors que la natation a, parmi les jeunes, trouvé des Jany, des Vallerey et des Lusien des deux sexes ; alors que notre athlétisme a formé des Hansenne, des Vernier, des Heinrich et des Micheline Ostermeyer, notre tennis n'ait pas pu trouver, à défaut d'égaux des Borotra ou des Cochet, ou des Suzanne Lenglen, qui évidemment ne se trouvent pas à chaque génération ni à tous les coins de rue, tout au moins des successeurs dignes de la gloire du tennis français d'avant guerre.

Et c'est justement parce qu'on arrive difficilement à diagnostiquer le mal qu'il est difficile de trouver le remède !

Sans doute la cause profonde réside-t-elle dans ce fait que, plus que dans les autres sports, où c'est avant tout la valeur athlétique qui compte, le tennis exige au contraire une technique d'une précision telle qu'il faut, à partir d'un certain classement, s'entraîner presque chaque jour, mettre au point chaque geste et chaque coup, comme une danseuse, apprendre à souffrir, en un mot « travailler », et que les jeunes générations, élevées au régime de la fortune rapidement acquise avec le minimum d'effort, ont perdu le goût et la notion de ces vieilles idées qui étaient chères aux « vieux jetons » que nous sommes aujourd'hui, mais qui, pourtant, ont fait le charme de notre jeunesse, et qui, en meublant maintenant nos chers souvenirs, nous consolent un peu du présent.

Ces vieilles notions « périmées et ridicules », cela s'appelait : le goût du travail et de l'effort, la notion de la valeur que représentent le temps, la patience et le travail, la joie éprouvée à obtenir la plus belle des victoires pour le sportif, celle qu'on remporte sur soi-même.

Évidemment, cela obligeait, pendant les mois qui précédaient une grande épreuve, à se priver de temps en temps du dancing, du cinéma ou des longues heures de « loisirs » qui se passent à dire, ou à faire, des insanités dans quelque sous-sol existentialiste. Mais cela donnait des Borotra, des Cochet, des Lacoste, des Brugnon, des « Suzanne », et des victoires à la France.

C'est, hélas ! toute une éducation à refaire !

Dr Robert JEUDON.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 478