S'il est sur terre des paradis que chantent à l’envi
voyageurs et poètes et où l'homme rêve de vivre, il est aussi des lieux à
l'image de l'enfer. Nul ne les décrit et l'homme qui vite les traverse en
emporte une vision de crainte et d'horreur. Tel le lac Assal.
La côte française des Somalis, dans laquelle il s'incruste,
est elle-même un des pays les plus déshérités du globe et qui ne peut
s'enorgueillir que d'un record : celui des moyennes thermo métriques les
plus élevées de l'année.
Le curieux qu'attirerait la grandeur dans l'horrible,
l'amateur de solitude totale et de néant absolu, le visionnaire à la Dante
hanté par l'épouvante des cercles infernaux trouveront au lac Assal la réponse
à leurs désirs ou à leurs songes.
Au milieu d'un cirque de montagnes noires, semblables à
de gigantesques amoncellements d'anthracite, s'étale, lourd de son irrémédiable
mort, le lac aux reflets de mercure. Et, suprême parure funèbre, ses rives sont
blanches de la blancheur des tonnes de sel que, jour après jour, ses eaux
sursaturées cristallisent sous l'arc de feu du soleil. Décor hallucinant. La
Nature, dans ce creuset surchauffé, à 150 mètres au-dessous du niveau de la mer
proche, se livre à une grandiose alchimie.
La jeep, seul véhicule possible dans ce chaos de préhistoire
ou de fin d'un monde, a durant sept heures peiné et ahané pour franchir les 150
kilomètres de cailloux qui séparent Dikhil du lac Assal. Sept heures à voyager
de nuit pour ne pas être surpris en plein soleil, dans l'ardente fournaise. Les
reins sont douloureux, la tête résonne à l'instar du moteur, la gorge est sèche
comme le paysage lunaire que trouent les phares.
Aux lueurs cuivreuses de l'aube, dans son site de cauchemar,
irréel, fantomatique, surgit le lac.
La jeep peut maintenant rouler presque sans heurt sur les
kilomètres de couche de sel où s'étalaient jadis les eaux. Les cristaux
agglomérés en plaques semblent les squames monstrueux de quelque animal
antédiluvien.
Et là-bas, ce qui reste du lac, chaudière à la mesure de
cette immense usine naturelle, s'évapore année après année et fabriquera
jusqu'à la dernière goutte d'eau le sel qu'emportent les caravanes venues d'Éthiopie.
D'ailleurs est-ce là de l'eau ? La main qui y plonge a peine à s'enfoncer
dans ce sirop gluant. L'imprudent qui s'y voudrait baigner serait brûlé par ce
liquide parvenu à sa saturation extrême.
Là-dessus règne un silence qui n'appartient plus à la terre.
On le sent, on le touche presque. Il est là, écrasant, menaçant, prémices du
silence éternel de la mort. Et c'est bien une impression de mort qui, en
définitive, sourd de cet infernal paysage. De mort inéluctable et de peur de l’au-delà.
Pas un oiseau ne frôle de son aile la nappe incandescente du lac, pas un
insecte n'ose venir se poser sur les cristaux éblouissants du sel. Nul arbuste,
nul brin d'herbe où reposer les yeux déjà brûlés. L'enfer n'a-t-il pas de ces
coins où halètent de soif pendant l'éternité les malheureux damnés et le
silence de la tombe peut-il être plus total ?
Sept heures. Il faut fuir, fuir bien vite pour éviter d'être
happé par les démons qui doivent hanter les montagnes noires d'alentour. Et
puis le terrible soleil est là qui, vie et mort tout à la fois, va, comme tous
les jours depuis des siècles, détruire le lac et créer du sel.
Déjà les tempes sont douloureuses, la réverbération, malgré
les lunettes noires, taraude les yeux. L'air est lourd des poussières salines
et des vapeurs brûlantes qui montent du lac en fusion. Une chaleur qui semble
circuler dans les veines et faire bouillir le sang s'insinue dans le corps en sueur.
Il faut fuir.
La jeep remonte la pente qui mène aux plateaux caillouteux.
On croit respirer un air plus frais. Mais surtout, à mesure que le véhicule s'éloigne,
décroissent peu à peu les sensations de mort et de peur, Sans doute le paysage
est-il toujours lugubre, les rochers noirs, le soleil ardent ; mais la
chaudière démoniaque dans quoi la redoutable nature mijote sa cuisine d'enfer
s'estompe dans son creux brûlant. À l'est, autre chaudière, le Ghoubet Kharab
scintille tel un miroir d'argent poli.
Oh ! oui, fuir, fuir ces lieux qui appartiennent à un
autre monde. Et surtout, surtout ne pas se retourner vers cette autre Sodome de
sel et de feu, royaume des espaces à jamais morts.
R. GUINOT,
Abonné de la Côte Française des Somalis.
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