Accueil  > Années 1950  > N°642 Août 1950  > Page 503 Tous droits réservés

En Somalie française

Le lac Assal

S'il est sur terre des paradis que chantent à l’envi voyageurs et poètes et où l'homme rêve de vivre, il est aussi des lieux à l'image de l'enfer. Nul ne les décrit et l'homme qui vite les traverse en emporte une vision de crainte et d'horreur. Tel le lac Assal.

La côte française des Somalis, dans laquelle il s'incruste, est elle-même un des pays les plus déshérités du globe et qui ne peut s'enorgueillir que d'un record : celui des moyennes thermo métriques les plus élevées de l'année.

Le curieux qu'attirerait la grandeur dans l'horrible, l'amateur de solitude totale et de néant absolu, le visionnaire à la Dante hanté par l'épouvante des cercles infernaux trouveront au lac Assal la réponse à leurs désirs ou à leurs songes.

Au milieu d'un cirque de montagnes noires, semblables à de gigantesques amoncellements d'anthracite, s'étale, lourd de son irrémédiable mort, le lac aux reflets de mercure. Et, suprême parure funèbre, ses rives sont blanches de la blancheur des tonnes de sel que, jour après jour, ses eaux sursaturées cristallisent sous l'arc de feu du soleil. Décor hallucinant. La Nature, dans ce creuset surchauffé, à 150 mètres au-dessous du niveau de la mer proche, se livre à une grandiose alchimie.

La jeep, seul véhicule possible dans ce chaos de préhistoire ou de fin d'un monde, a durant sept heures peiné et ahané pour franchir les 150 kilomètres de cailloux qui séparent Dikhil du lac Assal. Sept heures à voyager de nuit pour ne pas être surpris en plein soleil, dans l'ardente fournaise. Les reins sont douloureux, la tête résonne à l'instar du moteur, la gorge est sèche comme le paysage lunaire que trouent les phares.

Aux lueurs cuivreuses de l'aube, dans son site de cauchemar, irréel, fantomatique, surgit le lac.

La jeep peut maintenant rouler presque sans heurt sur les kilomètres de couche de sel où s'étalaient jadis les eaux. Les cristaux agglomérés en plaques semblent les squames monstrueux de quelque animal antédiluvien.

Et là-bas, ce qui reste du lac, chaudière à la mesure de cette immense usine naturelle, s'évapore année après année et fabriquera jusqu'à la dernière goutte d'eau le sel qu'emportent les caravanes venues d'Éthiopie. D'ailleurs est-ce là de l'eau ? La main qui y plonge a peine à s'enfoncer dans ce sirop gluant. L'imprudent qui s'y voudrait baigner serait brûlé par ce liquide parvenu à sa saturation extrême.

Là-dessus règne un silence qui n'appartient plus à la terre. On le sent, on le touche presque. Il est là, écrasant, menaçant, prémices du silence éternel de la mort. Et c'est bien une impression de mort qui, en définitive, sourd de cet infernal paysage. De mort inéluctable et de peur de l’au-delà. Pas un oiseau ne frôle de son aile la nappe incandescente du lac, pas un insecte n'ose venir se poser sur les cristaux éblouissants du sel. Nul arbuste, nul brin d'herbe où reposer les yeux déjà brûlés. L'enfer n'a-t-il pas de ces coins où halètent de soif pendant l'éternité les malheureux damnés et le silence de la tombe peut-il être plus total ?

Sept heures. Il faut fuir, fuir bien vite pour éviter d'être happé par les démons qui doivent hanter les montagnes noires d'alentour. Et puis le terrible soleil est là qui, vie et mort tout à la fois, va, comme tous les jours depuis des siècles, détruire le lac et créer du sel.

Déjà les tempes sont douloureuses, la réverbération, malgré les lunettes noires, taraude les yeux. L'air est lourd des poussières salines et des vapeurs brûlantes qui montent du lac en fusion. Une chaleur qui semble circuler dans les veines et faire bouillir le sang s'insinue dans le corps en sueur. Il faut fuir.

La jeep remonte la pente qui mène aux plateaux caillouteux. On croit respirer un air plus frais. Mais surtout, à mesure que le véhicule s'éloigne, décroissent peu à peu les sensations de mort et de peur, Sans doute le paysage est-il toujours lugubre, les rochers noirs, le soleil ardent ; mais la chaudière démoniaque dans quoi la redoutable nature mijote sa cuisine d'enfer s'estompe dans son creux brûlant. À l'est, autre chaudière, le Ghoubet Kharab scintille tel un miroir d'argent poli.

Oh ! oui, fuir, fuir ces lieux qui appartiennent à un autre monde. Et surtout, surtout ne pas se retourner vers cette autre Sodome de sel et de feu, royaume des espaces à jamais morts.

R. GUINOT,

Abonné de la Côte Française des Somalis.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 503