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Sociétés bachiques d'autrefois

La presse, les revues illustrées nous entretiennent fréquemment des faits et gestes des Tastevins de Bourgogne, des Jurats de Bordeaux, des confrères de la Chantepleure et autres groupements destinés à faire mieux connaître la gamme si étendue et si variée de nos vins de France. Ces associations ont eu autrefois des ancêtres un peu trop oubliés de nos jours et qui, cependant, ont fait une large publicité aux jus de nos treilles.

Sans remonter au moyen âge, où des sociétés de ce genre existaient cependant, arrêtons-nous au XVIIe siècle pour signaler rapidement les profès des Costaux, dont Boileau fait mention dans un de ses poèmes les plus célèbres, et surtout l'ordre de la Méduse, fondé, à la fin du règne de Louis XIV, à Toulon. L'ordre comprenait des frères et des sœurs réunis sous une même bannière épicurienne, si nous en croyons ce passage des statuts :

Nous sommes tous bons vivants,
Nous faisons dans nos convents
Ce qu'on fait quand on sait faire
Laire la-laire,
Le jeu, Bacchus et l'amour
Nous partagent tour à tour,
Le reste n'est que chimère ...

Les affiliés de cette chevalerie vineuse usaient entre eux d'un langage secret et disaient : huile, lampe et lamper pour vin, verre et boire. Mentionnons aussi l'ordre de la Grappe, créé vers 1693, en Arles, et la Chambre noire, instituée en cette ville en 1728 ; ces deux sociétés n'admettaient, paraît-il, que le bourgogne et le Champagne.

Mais une des plus importantes associations bachiques est sans doute l'ordre de la Boisson, né sur cette terre qui produit le somptueux Châteauneuf-du-Pape et le spirituel Tavel, sous l'ardent soleil du Comtat, qui rougit les pampres et enlumine les trognes des buveurs. Son fondateur fut M. de Posquières, un ancien capitaine au régiment du Piessis-Bellières, retiré, non loin de la cité des papes, en son château de Ripaille, nom prédestiné pour un gastronome ! On dit que, dès sa naissance, il avait été marqué pour cette mission de propagandiste vinicole ; on rapporte, en effet, qu'il portait au visage une grappe de raisin d'une belle couleur rosée ! Il prit le surnom de frère François Réjouissant et promulgua des statuts en vers qui nous donnent de très curieux détails sur la vie intime de cette confrérie :

Dans votre auguste compagnie
Vous ne recevrez que des gens
Tous bien buvans et bien mangeans
Et qui mènent Joyeuse vie ...

Il recommandait de mêler aux repas les bons mots et les amourettes, de ne pas s'enivrer et de ne faire

Jamais violence
À ceux qui refusent du vin,
S'ils n'aiment pas ce jus divin
Ils en font bien la pénitence ...

L'ordre de la Boisson éditait aussi un journal dont le premier numéro porte la date du 29 novembre 1703 et qui était imprimé, bien entendu, sur papier raisin ! Il avait également un drapeau, qui consistait tout bonnement en une dame-jeanne d'imposantes dimensions suspendue à une hampe, et des armoiries : deux mains tenant une coupe et une bouteille, avec cette fière devise : Donet totum impleat, c'est-à-dire : jusqu'à ce qu'elle soit pleine ...

Les principaux membres recevaient un surnom ; c'est ainsi qu'il y avait le frère Roger Bontemps, le frère Bois sans eau, le frère l'Altéré. Les correspondants étrangers portaient aussi des sobriquets cocasses : un Espagnol avait celui de don Barriquas de Caraffa de Fuentès Vinosa ; un Italien, celui de chevalier Ebriacotti della casa Monte Fiasconi ; un Portugais, don Pensa d'Avalos de las Gourmandillas ; enfin, un Polonais, le marquis Vinoviski.

Les repas avaient une belle allure. Dans la salle ou dans le caveau où se réunissaient les frères, dès lustres pendaient du plafond ; ils étaient faits de vingt-quatre dames-jeannes de cristal, pleines d'esprit-de-vin et du goulot desquelles sortaient de grosses mèches, qui répandaient sur les convives des flammes vertes et jaunes. Ouvrant la séance, des tambours battaient aux champs et soulignaient les principaux épisodes de la fête.

Puis, à l'heure fatidique du dessert et des verres levés, des frères chantaient la gloire de Bacchus. De ces poèmes, quelques-uns nous ont été conservés, notamment celui dédié aux vins de Châteauneuf, qui date du 21 décembre 1705, et dans lequel nous pouvons lire :

Quand de ce vin nous serons gris,
Vénus applaudira nos ris,
J'en prends à témoin Lise,
Eh bien !
La chose est très permise,
Vous m'entendez bien ...

Si l'on en croit les témoignages contemporains, les membres de l'ordre se tenaient admirablement à table et même, avant de s'asseoir, ne négligeaient pas de copieux apéritifs. Un jour, en effet, nous rapporte la chronique, M. de Nobilé, bailli de l'ordre, allant dîner chez un frère, arrive en avance. Les chandelles n'étaient pas allumées, mais le buffet était là, bien garni. Il avise six bouteilles de bourgogne, pansues à souhait dans leur robe poudreuse, les décapuchonne une à une et les déguste ! Puis, au maître de la maison arrivant sur ces entrefaites et s'excusant de son retard, il dit : « Ne te fâche pas, j'ai bu un coup en attendant le dîner ! »

L'ordre de la Grappe, fondé en Arles vers 1693, avait, lui aussi, son petit journal édité par le frère Belletrogne. Une société de ce nom existait encore au début du XIXe siècle ; elle était composée d'artistes et de fonctionnaires et ... placée sous la haute surveillance du colonel de gendarmerie, qui, dans un rapport inédit adressé au ministre, nous apprend qu'elle ne poursuivait aucun but politique.

C'est à Langres que nous notons, en 1724, le repas du Tattevin (vieux mot français très en usage au moyen âge). Ce festin était magnifique et se composait de quatre services où nous relevons des fricassées de poulets, une longe de veau marinée, des levrauts, des perdreaux, des olives d'Espagne dans des jattes, une hure de sanglier, un jambon de Mayence, des truites et brochets, des langues de Zurich, des saucissons, etc. L'officier de bouche de l'évêque avait, paraît-il, réalisé un splendide dessert. On débuta par du bourgogne, puis du chablis, du Champagne, et en fin plusieurs espèces de vins de liqueur.

Dans le premier tiers du XIXe siècle, ces groupements bachiques sont assez nombreux en France et donnent parfois de sérieuses inquiétudes à la police, toujours méfiante et à la recherche de conspirateurs. En 1814, un jeune officier en garnison à Douai écrit au Conseil gastronomique et bachique le « poulet » suivant : « Le conseil est invité à envoyer pendant quatre jours à manger à son président, mis aux arrêts de rigueur, sans trop savoir pourquoi, depuis ce matin, ce qui ne l'empêche pas cependant de recommander à ses frères en gourmandise de ne pas oublier de boire à sa santé, lorsque quelqu'un sera mis à l'amende. Santé, joie et bon appétit. » On voit que cet aimable militaire, quoique puni par son colonel, envisageait sa punition sans trop de soucis !

En 1819, en plein Paris, la société des Sans-gêne tenait ses séances au restaurant Henry, boulevard du Temple. Elle était dirigée par un certain Berthelot, ancien officier de carabiniers, devenu peintre en porcelaine par suite de suppression d'emploi. On y célébrait dignement Bacchus en buvant de la bière et de l'eau-de-vie, si nous en croyons un rapport d'argousin chargé de surveiller l'activité de ces amateurs de la dive bouteille.

Vers la même époque, les Lapins organisaient des banquets au Boisseau fleuri, rue du Faubourg-Saint-Martin. Des officiers de paix furent chargés à leur sujet d'une enquête discrète. Les envoyés du préfet de police constatèrent dans leur rapport inédit qu'il s’agissait seulement de « gastronomes du moyen étage » (sic), sans danger pour le pouvoir établi, et que leurs fêtes avaient lieu le verre à la main, ce qui était tout de même moins dangereux qu'avec une bombe.

De nos jours, les Tastevins, ou Jurats, n'éveillent plus la curiosité de la Sûreté. Les plus hautes autorités du pays, d'ailleurs, donnent leur appui à ces groupements à la fois publicitaires et artistiques qui accomplissent une magnifique besogne en faveur de nos vins de France.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 508