Au dire de l'ami qui me l'avait prêtée, cette arme à trois
canons avait toutes les vertus.
— Voilà ce qu'il te faudrait pour chasser en montagne !
Et la solution, à première vue, était assez séduisante :
un beau hammerless avec une crosse allemande à joue, du plus beau noyer qui se
puisse voir, deux canons calibre 16 et, en dessous, un troisième rayé, pour le
tir à balles.
Par exemple, la manœuvre était assez curieuse. L'ouverture
était commandée par un levier sur le pontet, et l'« embrayage » du
coup à balle se faisait en poussant en avant la petite commande qui, dans la
plupart des fusils, actionne la sûreté. Aussi je me promis d'être plus que
prudent avec cet outil-là, et de n'y mettre des cartouches qu'à une bonne heure
de marche des derniers chalets.
Ces « trois coups » ou « dreylings »,
comme on les appelle encore, sont presque tous allemands ou autrichiens. Ils
correspondent à une conception bien spéciale de la chasse, assez différente de
la nôtre. Il y a deux écoles, nées chacune d'un emploi spécial de t'arme.
L'Allemand chasse au bois. En allant à la bécasse ou au
faisan, il peut lever cerf, sanglier ou chevreuil. Mais il tuera à courte
portée, car les grosses bêtes disparaissent vite parmi les arbres. D'où une
assez grosse balle pour le troisième coup, à faible vitesse initiale, et en
plomb nu pour éviter les ricochets. L'Autrichien tire le coq de bruyère et,
accessoirement, le cerf et le chamois à grande distance. Le coup à balle est du
9 millimètres ou 8/40, à trajectoire tendue, et grande portée.
Mais, dans les deux cas, c'est un fusil construit pour
un peuple flegmatique et réfléchi, qui prend son temps et sait toujours où,
quand, pourquoi et comment il fait feu. Moi, je l'avoue, je tiens de mes
ancêtres latins une spontanéité et une fantaisie qui m'interdisent cette chasse
par principes strictement théoriques.
Or, ce matin-là, ayant dépassé les dernières demeures
habitées, je garnis soigneusement les trois canons et m'en fus le nez en l'air,
en priant le ciel de m'envoyer quelque gibier et de m'épargner l’horreur de
faire des cibles face à un bloc de pierre. Et bientôt le sifflement impossible
à confondre d'une marmotte au guet dans les éboulis me transforme en Sioux,
rampant sur le sentier de la guerre. Il n'y a que deux catégories de chasseurs
qui sachent ramper sur le ventre avec élégance et prestesse à la fois : le
montagnard et le provençal qui approche un « cul-blanc ».
Après pas mal de travail de jumelle, j'arrive à localiser le
point de départ de ces coups de sifflet : un petit tas de blocs au sommet
duquel, tout debout, la sentinelle du village des marmottes crie l'alarme en
regardant de mon côté. Si j'avance encore, elle va sauter dans son trou.
Vivement j'épaule. Cent mètres environ, une belle portée à balle ... et c'est
un coup de seize qui claque et va arroser de menu plomb les éboulis, entre moi
et mon but. J'ai oublié d'isoler les canons à plomb et de faire entrer en danse
le canon de carabine. Rechargeons et, comme dit la radio, tâchons de faire
mieux la prochaine fois ?
Cette prochaine fois ne se fait guère attendre. Au milieu
des rochers, c'est une belette qui entreprend de se défiler, et qui se coule
comme un serpent jaune, à la base des blocs, parmi l'herbe rare ... Au
coup d'épaule, la détonation claque sèche, doublée d'un sérieux recul, et la
balle s'en va vers le ciel en ronronnant, tandis que le rocher fume autour
d'une marque blanche. En même temps, une planche de hausse, rabattue
d'ordinaire et invisible dans la bande du canon, s'est dressée et se détache
sur le ciel, née en une fraction de seconde. Du pouce, instinctivement, j'ai
manié le bouton ovale de la sûreté et mis en prise le canon rayé.
Je ne me fais pas plus malin que je ne suis : j'ai
déchargé soigneusement cet engin et bien regardé dans les trois canons l'un
après l'autre s'il n'y restait point quelque cartouche dangereuse. Dans mon
esprit, l'énigmatique fusil trop perfectionné pour mes réflexes est à ranger au
musée, avec tous ces appareils mixtes qui ne sont que des demi-réalisations,
incapables de remplacer totalement un bon outil spécialisé à un seul usage,
tels que les chaussettes-parapluies, les théières-clysopompes ou les dentistes-pédicures.
Il y a, paraît-il, des malheureux qui s'aventurent dans la
brousse équatoriale avec des armes de ce goût-là. Eh bien ! à mon avis, où
ils ne rencontreront que des pintades, où ils finiront mangés ! Du reste,
en pays de grands fauves, le chasseur qui veut vivre vieux ne se risque jamais
bien loin de son express, un 450 magnum pour le moins. Ce sont les traqueurs
qui portent le fusil à plomb, et, même lorsqu'il chasse le menu gibier autour
du camp, le porte-fusil est toujours là, avec l'arme rayée de gros calibre.
Nous, pauvres chasseurs européens, nous ne pouvons espérer traîner à notre
suite des caravanes entières de suiveurs tout dévoués, comme les ténors des
équipes cyclistes du Tour de France. Je me vois d'ailleurs mal en train de
cheminer sans bruit, dans la broussaille ou les pierres branlantes, comme
premier de cordée d'une longue file d'hommes-sandwiches.
Et pourtant, dans mes rêves échevelés où il m'arrive
d'appeler Rothschild et Rockfeller mes cousins, j'ai parfois désiré chasser
comme un pacha, suivi de deux petits Moustaphas portant : l'un mon 12,
l'autre ma fidèle 405. Moi, au milieu des deux, j'irais d'un pied léger, avec
sous le bras une 22 long rifle — ça pèse moins. Et à la 22, je tirerais
les geais et les corneilles, et ces coquins de petits éperviers quand ils
s'arrêtent pour faire les hélicoptères à grands battements d'ailes sur place. Les
bartavelles ? Mon boy numéro 1 se précipite, le 12 à la main, reçoit au
vol ma petite carabine et s'allonge à terre pour ne pas gêner le tir ...
Les chamois ? Mon boy numéro 2 me passe de même le gros et lourd
Winchester. Voilà une chasse de grand seigneur, ou je ne m'y connais pas. Sans
compter le conducteur du chien d'arrêt, le porteur du panier-repas et celui de
la cave-glacière.
Seulement ... je ne sais pas si je m'amuserais autant
qu'aujourd'hui. Un morceau de pain, un bout de lard, un « taillon » de
saucisson, du fromage et quelques abricots secs, l'eau de la source où je
mettrai quelques gouttes de rhum, pour en couper la froideur pure, et six
heures de marche enragée depuis l'aube, en bordure de la forêt, parmi les blocs
habillés de plantes grasses et de fleurs qui feraient hurler de joie un amateur
de rocailles, tout cela m'assure un repas digne des Dieux. En vingt ans de
maniement des mêmes armes, je suis arrivé à en connaître à fond les
possibilités, sans chercher des compensations dans des merveilles de mécanique
capables de tirer des tas de munitions différentes, à volonté. À leur volonté,
pas à la mienne.
Et puis voici le grand principe : quand on part chasser
une grosse bête à la carabine, ce n'est pas pour s'amuser à pétailler des
oiseaux tout le long du chemin. Et si, comme cela m'est arrivé bien souvent, je
rencontre les chamois au bout de ma jumelle, n'ayant que mon fusil et quatre ou
cinq coups à balle et à chevrotine dans ma poche, alors ... alors ce sera
le fin du fin. Au lieu de tirer à 100 ou 150 mètres, j'attendrai que les bêtes
bougent, qu'une crête me cache, qu'un bloc, un ravin, un lit de ruisseau me
permettent de progresser ... Au lieu de faire feu de loin, je tâcherai
d'arriver à 30 mètres, moins peut-être. Entre la découverte et le coup de feu,
il se sera écoulé deux ou trois heures, et non pas cinq minutes, et je sais que
plus tard cette journée, véritable expédition de Peau-Rouge, comptera parmi les
plus belles et les plus glorieuses de toute ma vie de chasseur.
Pierre MÉLON.
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