« Tuez-les tous, Dieu connaîtra les siens »,
disait Simon de Montfort à la croisade des Albigeois.
« L'Amicale des chasseurs de Saint Truc sur Azur a pour
objet d'empêcher la destruction du gibier et de favoriser son repeuplement. »
Les statuts de toutes nos associations communales débutent par ces nobles
paroles. Je n'ai jamais entendu dire qu'elles figurassent aux statuts d'aucune
société privée. Mais les Saint-Trucquois doivent avoir eu un vieux grand-père
parmi les croisés de Simon de Montfort.
Le dernier dimanche d'août, dès avant l'heure légale,
aussitôt qu'une blême lueur éclaircit la nuit et permet d'entrevoir l'envol
d'une ajasse ou de deviner la queue blanche d'un lapin dérangé dans sa ripaille
de marjolaine et de romarin, tout ce qui est en état de porter le fusil n'a
plus qu'un but jusqu'au premier dimanche de janvier :
« Tuez-les tous ...et, s'il en réchappe un, il
faudra qu'il ait eu la peau dure. » Lorsqu'au printemps un Saint Trucois
s'en va gemmer ses pins ou tailler sa vigne dans une calanque de pierres dorées
accrochées au-dessus de la mer bleue, il oublierait son sécateur et sa barrasque
plutôt que son fusil — pour les tourdres — ou sa boîte à Coco — pour
l'infortuné Jeannot. Quant au repeuplement, on lui a fait l'honneur d'un grand
coup de chapeau dans les statuts, la politesse est faite. Cela dure ainsi
depuis toujours ; on conçoit qu'à ce régime les tableaux soient plutôt
maigres, et, si par miracle un heureux Nemrod tue une grosse pièce — un
écureuil, par exemple, — il a sa photo dans le journal, avec sa victime.
Je ne vous dirai pas où perche ce village fortuné ; en France, hélas !
ils sont légion, même dans les départements qui ne sont pas sur Azur.
Dans ma commune, le mal est moins ancré, il ne date que
d'après l'autre guerre et n'a pas eu le temps encore de porter tous ses fruits.
Et puis mes compatriotes sont moins sanguinaires que les gens de Saint Truc,
ils conservent un reste de modération, travaillent la semaine, n'emportent pas
trop le fusil aux champs, — un peu seulement, — respectent tant bien
que mal les temps de fermeture et souhaitent sincèrement que le voisin « en
laisse pour la graine ». Grâce à quoi il nous reste un tout petit rien de
gibier, juste assez pour s'amuser en septembre et lancer parfois un capucin en
hiver.
Pour la dernière saison 1949-1950, il a dû se tuer sur nos
2.500 hectares environ 110 lièvres et dans les 300 lapins, soit un lapin pour 8
hectares et un capucin sur 23. Ce n'est pas mirifique, C'est mieux que dans
certaines régions.
La Clairière, dans l'Oise, est une exploitation de 370
hectares, dont la chasse est sévèrement gardée. On n'y fait que quelques
battues dans l'année, à 15, 20, 25 fusils. Le reste du temps, on laisse le
gibier tranquille. Nous autres de 1914, connaissons bien ces grandes terres
riches du Nord-Est de Paris, nous y avons assez promené nos pantalons rouges
sous l'averse des 77, parmi les vastes étendues de betteraves et de blés
coupées de vallons riants et de quelques boqueteaux. Il ne paraît pas que ces
plaines soient spécifiquement des terres à gibier. Elles en regorgent grâce à
leurs chasses gardées. Pourtant, si j'étais lièvre, il me semble que je
préférerais mon pays marchois, si prenant dans sa diversité un peu sauvage. La
Clairière n'est pas une de ces chasses réputées dont on parle au loin, elle
avait été bien saccagée après la Libération, c'est seulement une bonne chasse
moyenne dans une région qui en compte beaucoup.
Or, pour la même période 1949-1950, il s'y est tué 208
lèvres, soit un pour 1ha77, et 1.053 lapins, soit près de 7 à
l'hectare. Sur ces bases, dans ma commune, nous devrions tuer 1.500 lièvres et
16.000 lapins.
— Eh ! parbleu, diront les malins, c'est facile à
comprendre, chez vous, vous êtes 103 fusils, à la Clairière ils sont 15, 20, et
encore pas souvent.
— Pardon ! pardon ! cela fait d'un côté comme
de l'autre environ un chasseur pour 25 hectares. Et puis voulez-vous me dire
quelle différence il y a à ce que ces 1.053 lapins aient été tués par un seul
fusil, ou dix, ou cent, ou mille ? Seul compte le résultat final :
ils sont morts. La différence capitale est que dans nos associations communales
trop de gens croient que, pour tuer beaucoup de lièvres dans sa vie, il faut
s'acharner chaque année à les tuer jusqu'au dernier, jusqu'à la dernière hase,
alors que le maître de la Clairière arrête le massacre bien avant que la
reproduction future en soit compromise. Il sait que, pour avoir beaucoup de
lapereaux à l'ouverture, il faut laisser assez de mères lapines à la fermeture.
C'est là tout son repeuplement, il n'a pas d'autre secret.
J'ajoute que monsieur H ... assure à ses reproducteurs la
protection maxima contre les braconniers à deux ou quatre pattes, à plumes, à
poils ou en velours. Son garde, le terrible Marius (non, pas celui de
Marseille), est redouté à la ronde, et l'on prétend qu'il dresserait
procès-verbal même à son patron s'il le prenait en faute. Alors, jugez des
autres ! Ce garde est un piégeur comme on en voit peu. De mars 1948 à
mars 1950, il a liquidé 104 renards, 46 blaireaux, 64 putois, 94 hermines, 161
belettes et 72 éperviers et busards. On peut trouver que c'est trop pour une
chasse bien tenue. C'est que Marius opère non seulement sur la Clairière, mais
va chez des propriétaires voisins et que la forêt de Villers-cotterêts, grand
repaire de puants, n'est pas loin. C'est dire que le gibier de monsieur H ...
jouit d'une paix que ne connaît guère celui des associations communales. La
plupart de celles-ci manquent de bons professionnels du piégeage, du moins en
ce qui concerne la capture des puants, car, pour le lièvre et le lapin, elles
ne manquent pas de véritables artistes : une cravate, c'est si vite tendu,
et cela tient si peu de place dans la poche ... Malgré primes et concours,
les nuisibles abondent sur le territoire des sociétés communales, et trop de
chasses privées leur ressemblent sur ce point. Or, j'insiste là-dessus,
repeupler avant d'avoir liquidé puants, rapaces et coriaces, c'est repeupler
pour eux, c'est mettre la charrue avant les bœufs. Repeuplement, mot magique.
Chacun voit déjà déverser sur son terroir de pleines panières bondées de
capucins et de perdreaux, prêts à pondre des nichées merveilleuses, comme un
prestidigitateur tire tout un poulailler du fond de son chapeau. Je regrette
d'avoir à souffler sur ces visions enchanteresses. Tant que les mères perdrix
s'obstineront à ne pondre qu'une douzaine d'œufs — 15 à 18 au plus — et
non pas 100, tant que les hases n'enfanteront que 2 ou 3 levrauts et non pas
20, tant que la mort guettera tous ces petits, toutes les multiplications fantasmagoriques
que j'ai lues parfois sous des plumes, plus visionnaires que réalistes,
resteront toujours du royaume des rêves.
Repeuplement, nous dit le Larousse, signifie reproduction
soit par éléments autochtones, soit par éléments importés. Ayons le courage de
ne pas nous bercer d'illusions. Jamais cet apport d'éléments nouveaux ne
sera pour le vulgum pecus qui ne peut importer qu'au compte-gouttes, il
restera l'apanage ruineux de quelques chasses princières. Je n'ignore pas le
bon effet que l'on en peut attendre, je connais les études si attrayantes de
Cardon, de Quicray, de René Dannin et tant d'autres sur l'élevage intensif, le
lièvre en parc, les faisans et perdreaux en parquet, l'adoption par les coqs,
les reprises, les lâchers. Tout cela, c'est travail — j'allais dire
expériences — de laboratoire, nécessitant matériel coûteux, main-d'œuvre,
temps, surveillance, toutes choses réservées aux privilégiés (de plus en plus
rares) du rang ou de la fortune. Nous autres, chasseurs quelconques, nous ne
pouvons planter un garde en faction pour guetter l'œuf au derrière de chaque
poule faisane. C'est d'ailleurs dommage, car, pour un véritable amateur,
l'élevage doit être d'un intérêt captivant.
Quant à l'achat de gibier tout poussé en quantité suffisante
pour que l'effet s'en fasse réellement sentir, les chiffres ont leur éloquence.
J'espère sincèrement qu'un jour nos modestes sociétés rurales arriveront à des
budgets à peu près honorables — 100.000, par exemple, ce n'est déjà pas
rien. Retirons-en 20.000 pour dépenses courantes. Restent 80.000. Dans le
commerce de gibier vivant, cette année, le lièvre valait 6.000, le faisan
4.500, le couple de gris autant. Avec 80.000, une société pouvait s'offrir 8
lièvres, 4 faisans et 8 perdrix. L'on sait qu'après lâchage de gibier d'achat,
il y a toujours un sérieux pourcentage de pertes, d'évasions, de destructions
par nuisibles. En n'en perdant qu'un quart, on peut s'estimer heureux. Calculez
ce qu'à l'ouverture, après reproduction, en mettant tout au mieux, cela vous donnera
à mettre devant vos cent fusils. S'il n'y a pas eu trop de malheurs, cela vous
fera une trentaine de lièvres, autant de faisans et trois compagnies de gris.
Bravo pour vos 80.000 francs ! Devant ces chiffres dérisoires, peut-on
parler de repeuplement ? Le lapin, lui, est plus raisonnable comme prix,
de 300 à 500 francs pièce. Il est difficile comme terrain, mais, si le terrain
lui convient, il vous fait des petits en série comme une mitrailleuse, il est
le seul espoir permis aux sociétés modestes, notre fiche de consolation, là où
il ne risque pas d'amener d'ennuis avec les voisins, je compte en parler spécialement
dans une prochaine chronique.
On objectera à mes chiffres que, partout, les Fédérations
départementales font un sérieux effort pour faciliter le repeuplement chez
leurs adhérents, privés ou communaux. C’est très exact. Dans la Vienne, notre
président, monsieur Enguerrand de Vergie, l'un des porte-fanion de la vieille
vénerie française, et son directeur administratif, le dévoué commandant Bimbenet,
ont fait de leur mieux. Un généreux mécène, monsieur Laveissière, a mis à leur disposition
son élevage du château de Croutelle, près de Poitiers. Grâce à ce trio
d'efforts désintéressés et à ceux du garde chef Brûlé, la Fédération a pu
mettre un petit nombre de reproducteurs à la portée de ses sociétaires :
quelques lièvres (16 en tout) à 2.000 francs pièce, des faisans à 1.400 et des
couples de gris à 2.000. Ce sont là prix d'amis, et l'on conçoit qu'à ce tarif
il faudrait une production cent fois plus forte pour satisfaire la demande.
Parlerons-nous encore d'acheter du gibier pour repeupler ...
Supposons d'ailleurs que, par un miracle, les budgets des sociétés communales
se gonflent assez pour qu'elles puissent se lancer dans de folles prodigalités,
croit-on qu'elles pourraient acheter du gibier en quantité suffisante pour
repeupler largement, à leur gré ? Certes non, il leur serait impossible
d'en trouver. Il y a en France environ 35.000 communes rurales susceptibles
d'un territoire de chasse et d'une société. Supposons que chacune d'elles
veuille s'offrir seulement 20 lièvres et 20 couples de gris. Ce n'est pas
excessif dans un pays qui compte 2 millions de permis, cela fait un achat d'une
pièce par chasseur, cela ne promet pas pour l'ouverture des carniers
miraculeux. Cela fait tout de même sept cent mille lièvres et quatorze cent
mille perdrix. Où les prendrait-on, maintenant que le fameux rideau nous a
séparés des perdrix et des lièvres de Bohême et de la pusta hongroise ?
Dans la lune, sans doute ? Il n'y a pas d'échelle pour y aller.
Alors, le mieux est de nous aider nous-mêmes et de ne
compter que sur les moyens du bord. J'ai connu un original : il avait fini
par comprendre que pour avoir des poulets, mieux valait ne pas manger d'abord
tous ses œufs en omelette. Faisons comme lui et comme le maître de la Clairière :
si nous voulons repeupler, commençons par ne pas « les tuer tous ».
Albert GANEVAL.
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