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Gris et rouge

J'écris ces lignes à deux mois de l'ouverture. Elles seront donc d'actualité lorsqu'elles paraîtront puisque, depuis quelques jours déjà, un bon nombre de perdreaux auront été victimes du plomb des chasseurs. Car le perdreau est le gibier d'ouverture par excellence. Gris ou rouges, ce sont eux qui paient le premier tribut à l'armée de Saint Hubert ; et, ma foi, c'est toujours avec la même joie que l'on contemple la première victime de la saison et qu'on la glisse dans son carnier.

Que nous réserve 1950 ? Il fut un temps, pas encore très lointain, où je pouvais, un mois avant la grande date, courir la campagne, soit au petit matin ou, le soir, la journée finie, afin de repérer les compagnies. Canne en main, j'arpentais les champs et les coteaux. Confiné, à présent, dans les tristes murs de la grande ville, je ne puis guère connaître les possibilités des chasseurs pour la prochaine saison que par les quelques rapports qui me parviennent de la campagne.

Il semble, l'hiver n'ayant pas été trop inclément, qu'aucune destruction de gibier ne puisse lui être imputable ; le printemps aussi a été favorable aux couvées ; et en particulier dans le Midi, on pouvait voir, en juin, pas mal de nichées. Le temps sec les a favorisées. Toutefois, dans quelques régions, les forts orages de grêle ont pu commettre quelques dégâts parmi les nids non encore éclos et les jeunes poussins ; mais ceci ne peut être que localisé et n'a pu affecter la généralité des terrains de chasse. Souhaitons donc que les compagnies soient nombreuses et bien fournies.

Malheureusement, si le perdreau est essentiellement un gibier d'ouverture, on peut dire qu'il n'est, maintenant, pas autre chose. Je me souviens d'un temps, bien révolu, hélas ! où l'on pouvait chasser ce bel oiseau durant de nombreuses semaines. Les compagnies perdaient bien de temps en temps quelque membre, mais, quoique réduites ainsi petit à petit, subsistaient assez longtemps pour permettre au chasseur de perdreaux de se livrer à son sport favori sans être obligé, au bout de quelques jours, de se rabattre sur le lapin, gibier d'arrière-saison. Actuellement, le jour de l'ouverture est, déjà, un massacre. Je parle des chasses banales ou communales où n'existe aucune retenue, aucune réglementation. Je connais, en particulier, une commune méridionale, qui, outre les 220 à 230 chasseurs du pays (pour 3.000 habitants seulement), voit arriver, le jour de l'ouverture, un grand nombre de chasseurs de villes ou localités voisines qui, ne pouvant chasser dans leurs vignobles, la récolte étant encore sur pied, viennent déferler sur la garrigue, qui se trouve ainsi parcourue par un minimum de 300 porteurs de fusil. En faisant une petite moyenne de deux perdreaux tués par chasseur, ce sont 600 oiseaux qui manquent le soir à l’appel, 600 perdreaux à une moyenne de 12 par compagnie (car s'il est des nichées de 15 ou 16, il en est d'autres, n'ayant pas réussi, de 7 ou 8 seulement), c'est la valeur de cinquante compagnies disparaissant d'un seul coup. Cinquante compagnies sur un territoire de chasse d'environ 1.500 et 1.800 hectares, vignes exceptées. Durant les quelques jours qui suivent, quelques autres passent de vie à trépas. Il ne faut donc pas s'étonner si, au bout d'une semaine de ce petit jeu-là, il ne reste que quelques oiseaux clairsemés qui deviennent inabordables, même aux heures chaudes de la journée. Et, ici, il faut remarquer — on l'a déjà dit avant moi d'ailleurs — que les perdreaux de maintenant ont changé leurs mœurs et n'ont plus celles de leurs ancêtres. Je me souviens du temps de mes vingt ans où, dès 10 heures du matin, les perdreaux se bourraient dans les touffes, les buissons, les grandes herbes, à l'ombre jusqu'au milieu de l'après-midi. Il suffisait, alors, d'un chien de nez et broussailleur ou d'un caillou, même, parfois, pour vous faire partir un oiseau sous le nez. En ai-je manqué, ainsi, d'immanquables parce que tirés de trop près avec la précipitation irréfléchie de la jeunesse ! Si c'était à présent peut-être ... Mais, hélas ! on n'a plus de ces heureuses occasions, sauf une rare fois en passant. À quelques heures du jour que ce soit, les perdreaux piètent et se lèvent la plupart du temps hors de portée. Et, si on les voit se poser, c'est pour les voir non se blottir, mais courir à toutes pattes. Quand on arrive là où ils ont atterri, ils ont déjà fait deux cents mètres, gagné une vigne proche, et souvent ne peuvent plus être relevés. Peut-être vaut-il mieux ainsi, d'ailleurs, car sans cela la race en serait vite éteinte. Il faut avoir vu une ouverture dans le Midi, en particulier dans la commune dont je veux parler plus haut, pour se rendre compte des destructions ainsi opérées. Il y a un chasseur tous les deux cents mètres, les uns marchant, d'autres postés, et tout perdreau levé passe toujours à portée de quelque fusil ; il finit par être soit abattu, soit, crevé, à être pris par quelque chien.

Le gibier n'a pas augmenté ses facultés de reproduction : il n'y a pas plus d'oiseaux dans une compagnie maintenant qu'autrefois, et il y a moins de compagnies. Par contre, il y a un bien plus grand nombre de chasseurs. Comment, de cette façon, le gibier ne pourrait-il pas disparaître ? J'ai vécu pendant vingt ans dans une commune rurale du Centre, où, pourtant, la passion de la chasse n'est pas poussée à son paroxysme comme dans les régions méridionales, et où il y avait autrefois, sans pulluler cependant, assez de perdreaux gris et rouges, gris surtout, pour permettre aux amateurs de cette belle chasse de tirer quelques cartouches dans la saison. Actuellement, sur tout le territoire de cette commune où existe, pourtant, une vieille société de chasse communale, où l'on ne chasse que trois jours par semaine, où il y a une réserve respectée, vous trouveriez à peine une demi-douzaine de compagnies de grises. Les lâchers de perdrix importés n'ont jamais donné de bons résultats, et il semble que la perdrix n'y sera bientôt plus qu'à l'état d’oiseau-souvenir. C'est dommage, car ce ne sont pas les quelques lièvres qui restent qui pourront donner aux chasseurs la joie d'éviter la bredouille, commune, à présent, les jours d'ouverture. Je dus me contenter, l'an passé, ce jour-là, de deux cailles, le seul gibier rencontré. J'avais pris spécialement un permis général pour pouvoir aller faire l'ouverture dans ce département fort éloigné de mon domicile : vous avouerez que mes deux cailles me sont revenues un peu cher.

Quoi qu'il en soit, à présent, je crois bien que la belle époque de la chasse au perdreau n'est pas près de revenir, si les chasseurs continuent à ne pas vouloir y mettre du leur. Je ne parle pas des chasses privées où, tout de même, ceux qui paient bien cher leur droit de chasse ont tout intérêt à ménager leur gibier. Ceux-là auront toujours quelques grises ou rouges à leur tableau de chasse. Mais je parle des chasses banales et communales ; là ce sera bientôt la fin. Cependant, dans les chasses communales plus ou moins bien organisées, un moyen, et facile, permettrait de reconstituer régulièrement le cheptel perdreau ; il suffirait que les chasseurs veuillent prendre la résolution de ne pas chasser les perdreaux un an sur quatre. On a bien vu, en 1914 et en 1939, de quelle façon les perdreaux, tranquilles toute une saison, ont prospéré et la quantité de compagnies peuplant les territoires de chasse après ces temps de fermeture forcée. Pourquoi les chasseurs ne s'imposeraient-ils pas d'eux-mêmes un sacrifice aussi profitable ? Ne pas tirer les perdreaux d'un an ? Mais ce serait décupler les compagnies pour la saison suivante. Et ce repeuplement naturel et consenti par tous s'en ressentirait pour les deux ou trois années suivantes. Quatre ans après, on recommencerait. Avouez que les chasseurs y trouveraient leur compte et leur agrément.

Mais, hélas ! je crains fort de parler pour ne rien dire. L'esprit de l'homme est fait ainsi que tout ce qui le gêne lui répugne, même si c'est pour son bien. L'esprit du Français, surtout, et du chasseur en particulier ; car le chasseur français est l'être le plus indiscipliné de la création ! Et, si l'on prend, non le chasseur tout court, mais le chasseur méridional, alors c'est la fin de tout ...

Mais il le verra bien, pourtant, le jour où, par sa faute, il sera obligé de laisser son fusil au clou.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 518