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Nocturne

« Il n'y a pas à choisir. Puisque La Feuille seul a rembûché trois sangliers, nous allons attaquer à sa brisée. Si vous le voulez bien, messieurs, à cheval ! Les jours sont courts en décembre et il est déjà 10h.30. » Et le petit vautrait s'ébranla, quittant le rendez-vous, à la suite de son maître, M. de Puyperdu.

Notre vieil ami paraissait ce jour-là renfrogné et assez morose pour tout dire, lui qui d'habitude à la chasse montre une humeur si gaie. C'est que le temps était mauvais, il faisait froid et l'assistance s'en ressentait ; nous étions juste deux cavaliers pour aider — ou essayer d'aider — le maître d'équipage et son piqueux.

De plus, une malchance inhabituelle nous poursuit, l'équipage a fait trois chasses de suite sans prendre, et M. Horace de Puyperdu n'aime pas, on le comprend, collectionner ainsi les Retraites Manquées.

Pour donner un peu d'animation — et comme ici j'ai mes coudées franches — je prends ma trompe et sonne, à pleins poumons, un « Départ pour la chasse ». La Feuille me répond aussitôt, et même M. Horace se dégèle à son tour. Les chiens, approuvant à leur manière cette joyeuse musique, s'en vont plus gaillards que jamais, les fouets droits comme des cierges.

Après ce court intermède de mise en train, les trompes reprennent sagement leur place, car il est inutile d'inquiéter des animaux dont la demeure est lointaine, sans doute, mais qui pourraient s'être mis debout pour une raison quelconque et, peut-être maintenant, déambuler dans le fort à portée de nos fanfares.

M. Horace a allumé sa pipe dont il tire de grosses bouffées, c'est un signe excellent pour nous qui le connaissons. Du reste, il ralentit son cheval et vient se ranger à notre hauteur pour bavarder gaiement. Quelles bonnes et joyeuses conversations nous avons eues ainsi, dans le crissement des bottes sur les selles, le pas des chevaux, les tintements d'acier ! Et comme le jeune homme que j'étais alors ouvrait bien grandes ses oreilles pour recueillir ces enseignements de chasse et de vénerie débités, d'un ton aimablement enjoué et d'une façon si vivante, par un vrai veneur ! ...

Mais nous approchions de la brisée. Bientôt La Feuille l'indiquait à son maître, qui, après avoir examiné le volcelest, lui faisait signe de son fouet d'entrer au fort.

Je ne vous décrirais pas — je l'ai fait si souvent ! — ce joli spectacle des chiens mis aux branches et prenant une voie de bons temps. Ces premiers récris timides, ces coups de nez qui goûtent la voie, cette sagesse dans l'ardeur contenue faisant de nos chiens d'ordre d'admirables et si nobles animaux.

Dans cette grande forêt, dont les frondaisons vastes comme une mer nous entourent, nous ne sommes rien que des convaincus, des purs, et nous goûtons les prémices de ce brillant rapprocher. Les voix harmonieuses forment un délicieux concert dont le volume augmente d'intensité ; la trompe entraînante de La Feuille sonne des bien-aller et des tons pour chiens, et sa voix claironnante appuie familièrement ses favoris.

Et voilà le lancer ! D'une suite de ronciers, poussant sous la futaie comme des champignons, trois masses noires déboulent sous le nez des poitevins qui bondissent, crient et chargent à plein train. M. de Puyperdu, debout sur ses étriers, galope en queue de la meute ; La Feuille, aussi enragé, sonne « le lancer », penché sur l'encolure de son cheval et la trompe bien dégagée sur le côté pour accompagner les foulées du galop fou qui l'emporte.

Maintenant que, sur le chemin de la vie, je descends l'autre versant du coteau, et que je peux passer en revue toutes les attaques auxquelles j'ai assisté, je ne peux m'empêcher de songer, avec regret, de mon ignorance à cette époque bénie. Transporté, je l'étais bien sûr moi aussi, je piquais comme un fou furieux derrière cet extraordinaire vautrait, mais je ne goûtais pas, faute de comparaison, tout le charme de ce moment prestigieux comme je l'apprécierais hautement, et en connaisseur, s'il m'était donné de revivre ces belles heures aujourd'hui.

Une chasse de sanglier à courre est une poursuite dure et brutale. Point de fignolage, point de fantaisie, inutile de ruser, de faire travailler sa matière grise, il faut piquer hardiment, répondre à la force par une poursuite vive et tenace, sans répit, sans arrêt et qui amènera l'animal, forcé ou fatigué d'entendre cette inexorable fanfare, à faire tête afin de lui porter le coup de grâce.

Tout dévalait ainsi qu'un courre de légende : futaies, landes, fourrés, nous passions comme emportés par le démon de la chasse. Un seul animal restait maintenant devant les chiens, un sanglier tiéran, vigoureux et solide, qui tirait par pays, cherchant un grand parti et assez sûr, à ce qu'il semblait, de ses forces et de ses moyens.

Les heures avaient passé. Déjà le sous-bois prenait des teintes qui, de terre de Sienne brûlée, tournaient au bistre le plus sombre. L'animal pourtant n'avait point faibli. Les poitevins, aussi vaillamment, continuaient leur terrible poursuite, et les veneurs opiniâtres les soutenaient de la voix et de la trompe.

Inquiet pourtant sur le sort de la journée, après avoir consulté ma montre, je voyais avec mélancolie que bientôt nous serions obligés une fois encore, en si peu de temps, d'abandonner. Pourtant M. Horace ne semblait pas de mon avis ; plus que jamais sa trompe éclatante résonnait en tête et ses cris perçants encourageaient La Feuille et la meute.

Enfin, presque à la nuit close, le sanglier tint aux chiens, dans une coupe de quinze ans assez fourrée, mais avec quelques clairs.

Les abois des poitevins montèrent dans le calme du soir, car, maintenant, il faisait noir comme dans un four.

Descendant de cheval, tous les quatre, nous arrivons à l'endroit où le goret tient le ferme. On apercevait, mais très vaguement, les taches blanches des chiens qui traçaient un cercle idéal dont le cochon devait être le centre. M. de Puyperdu avait pris sa carabine, mais était, comme nous, bien incapable de discerner son animal.

C'est alors que notre compagnon, un ancien maître d'équipage de chevreuil, eut l'idée de ramasser une touffe de fougères sèches, d'en faire une sorte de fagot qu'il fixa à un brin de bois et, ayant allumé cette torche d'un nouveau genre, très intrépidement il la porta haut et droit au milieu des chiens. Sous les lueurs vacillantes de ce fanal rustique, la masse noire du sanglier parut tout à coup, allumant une clarté rouge dans ses yeux furieux. Ce ne fut qu'un éclair, mais assez cependant pour que le coup partît et que la balle, bien placée, l'envoyât vers le royaume de ses pères.

Nous retraitâmes dans la nuit, mais les trompes sonnaient, les plus joyeuses, les plus mélancoliques fanfares, celles qui, même maintenant, font toujours battre nos cœurs, nos vieux cœurs de veneurs.

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 519