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Les jalabres

La jalabre est un oiseau surprenant. De la famille des Tétras, elle se signale aux chasseurs par trois particularités remarquables. Tout d'abord, comme certains soldats, elle dispose d'un double uniforme, tenue grise d'été, tenue blanche d'hiver, et ce n'est pas chez elle une fantaisie de nature, mais une soumission à l'exigence d'un mimétisme nécessaire. Ensuite, grâce à ce mimétisme, mais en plus le don certain de savoir maîtriser ses nerfs jusqu'à l'ultime minute, elle possède une extraordinaire aptitude au camouflage en tous terrains d'altitude. Enfin, elle a la faculté de pousser, lorsqu'elle est surprise, un cri d'une puissance énorme, puisqu'il rappelle le mugissement du taureau furieux. Ce cri très spécial est beaucoup plus un cri de « défense » destiné à faire impression, tout comme certaines vociférations de sauvages en guerre, qu'un cri de terreur. La preuve en est que souvent il déroute au moins l'homme, ennemi n°1.

Ces caractéristiques ont été admirablement présentées dans notre revue, et mon intention n'est pas d'y revenir. Je me contenterai d'insister sur l'effet prodigieux que peut produire l'envol inattendu d'un rassemblement important de jalabres. On sait que ces rassemblements ont lieu à l'approche des grands froids.

Ceci posé, voici l'histoire.

Nous chassions dans les Hautes-Alpes, tout au bout du Queyras, sur la frontière. Naturellement, il s'agissait encore de chamois. Le point culminant de la chasse se trouvait être l'impressionnante arête de « La Roche Taillante » (3.200 mètres). Pour nous, les meilleurs grimpeurs des petits villages de Molines, Pierre-Grosse, Fontgilliarde, joints à nos amis d'Abries et Aiguilles, avaient organisé une traque monstre sous la haute direction d'ardents chasseurs de Briançon. Un premier groupe parti du côté de l'Échalp devait rejoindre, sur les contreforts nord de la Taillante, un autre groupe parti de Fontgilliarde, en direction du Col Agnel. Ce dernier avait pour mission de prospecter aussi loin que possible les abords des Aiguillettes en territoire italien et de pousser sur les sommets de la Taillante toute bête entrevue. La traque se présentait donc sous la forme d'une immense tenaille au départ, puis d'un cordon très développé enserrant sous son feu depuis sa base tout l'énorme massif.

Je n'ai guère besoin de préciser que les meilleures places de la montagne étaient gardées, savoir sur l'arête même, les postes vertigineux de la Petite Corniche, de la Grande Corniche, de la Pierre carrée, etc., qui commandent d'immenses dalles accessibles seulement aux chamois traqués ; au bas la brèche des ruines, la terrasse, les abords des petits lacs Forean qui sont l'échappatoire en direction de la brèche des Poulains, du Grand-Queyras, du Pic Forean, etc. ...

Je puis dire aujourd'hui, la chasse s'étant passée il y a belle lurette sans espoir de retour ni pour moi ni pour les autres participants, que, d'une part, nous n'étions pas scrupuleusement en règle avec les autorités du moment ou les règlements desdites autorités et que, d'autre part, pour assurer le succès, les traqueurs n'avaient pas hésité à pénétrer en territoire italien, malgré la rencontre possible des carabiniers.

L'affaire se passa très bien, je ne la raconterai pas. Aujourd'hui, il n'est question que de jalabres. Lorsque je redescendis de la Petite Corniche les mains d'autant plus vides que toute bête morte ou blessée en descend toute seule beaucoup plus vite qu'elle n'y est montée, je trouvai à son poste, au bord de la terrasse, mon frère très embarrassé de deux chamois morts. Gros blessé de l'autre guerre, il était gêné par l'altitude. Je pris les deux bêtes sur les épaules et conservai en main le grand bâton de frêne indispensable sur les dalles et encore bien utile dans les caillasses. Mon frère s'était adjugé les sacs et mes deux fusils en plus du sien. Il se trouvait, on en conviendra, considérablement armé. Sous cet accoutrement, nous traversions, péniblement d'ailleurs, les grands éboulis pour remonter au Col Vieux, point de ralliement, lorsque, par petits groupes, une nuée de jalabres nous partit littéralement sous les pieds, avec le vacarme que l'on devine. Je ne crois pas avoir éprouvé plus violente émotion de chasse, j'entends de chasse pure. — Trop de gibier ! — Être écrasé sous le poids du gibier mort, recevoir presque dans la figure le jet répété de tant d'oiseaux magnifiques, être pris dans leur masse vibrante comme dans un tourbillon de neige et avoir en surcroît, par l'oreille, la sensation d'être encore au milieu d'un troupeau de vaches, je le déclare, c'est trop à la fois ! — À ce moment précis, mon frère, sans même toucher à l'un de ... ses trois fusils religieusement passés à la bretelle, me cria : « Tire ! mais tire donc ! Qu'est-ce que tu attends ? » — C'était encore trop ! — sans commentaires.

J. LEFRANÇOIS.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 520