Skues venant de disparaître, beaucoup de ses admirateurs,
élèves ou maîtres, ont éprouvé le désir, le besoin même, de lire ou relire ses
livres. Pour nous, Français ignorant l'anglais, c'est son livre La Pêche de
la truite à la nymphe que nous avons lu ces derniers temps. Et nous avons
non seulement vécu le drame de la vie d'un puriste, d'un vrai puriste, auquel
pourtant certains adversaires ont refusé à tort ce titre, dont Skues lui-même
ne voulait pas ; mais nous avons aussi admiré les deux belles planches du
livre : celles de merveilleuses nymphes artificielles créées par Skues et
celle, qui fait l'objet de cette causerie, des nymphes extraites de l'estomac
de la truite prise « en position » sur elles.
Or que vois-je ? Seule, sans doute — sauf
peut-être quelques autres taches en demi-teinte peu nettes mais ressemblant
peut-être à des mouches ou a des abeilles, — mais bien apparente au milieu
de cent vingt nymphes environ, je vois une mouche à viande ! très nette,
très noire et pas abîmée du tout ... Qu'est-ce à dire ?
Certes, Skues, aidé d'un artiste habile, aurait bien pu
faire disparaître cette image, bien gênante à mon avis. Pourquoi ne l'a-t-il
pas fait ? Évidemment parce qu'il était sincère ... On ne peut
admettre, en vérité, que Skues n'ait pas vu, en effet, dans la présence
inattendue de cette mouche, certainement flottante lorsqu'elle fut
gobée, une objection terrible à sa théorie de la pêche à la nymphe.
Skues, en effet, affirme plusieurs fois, il répète presque à
plaisir, en réponse à plusieurs contradicteurs, que la truite « en
position » sur les nymphes est insensible à toute amorce flottante. C'est
absolument sans résultat, dit-il, que le pêcheur à la mouche sèche s'épuisera
en « bombardages » — c'est sa propre expression — répétés
sur elle. Seule la mouche mouillée — je dis bien mouillée et non noyée — bien
présentée, d'une imitation rigoureusement précise et exacte de la nymphe du
moment (non de la larve ni de l'éphémère qu'elle est sur le point de devenir),
a des chances d'être prise (1). Pourtant cette mouche à viande, là, dans cette
assiette, a été gobée certainement en même temps que les nymphes.
Cette contradiction m'effraie. J'admire le talent, la
science, la longue expérience de Skues ; je crois en sa théorie, je la
crois vraie, et cependant je suis forcé d'admettre que, devant ce point noir de
la photographie, il doit y avoir des exceptions et que même la truite « en
position » sur les nymphes ne dédaigne pas une mouche flottante sèche. Or Skues
a soutenu « mordicus » le contraire, contre Alford et autres.
Que n'a-t-il effacé cette mouche ! L'exception
fortifie-t-elle la règle ? Pas toujours, et c'est le cas parce que, sur
l'eau, les mouches à viande sont plus rares, bien plus rares que les nymphes !
Il faut donc que la truite y soit bien sensible pour qu'une seule isolée puisse
lui faire délaisser la proie nombreuse et aimée du moment.
En lisant Skues, je ne m'attendais pas, en ouvrant son
livre, à trouver du premier coup, sans la chercher, une objection aussi facile
à toute sa théorie.
Dans un sens, j'en suis, moi qui ne suis pas archipuriste,
ni puriste, ni savant, pas même un habile lanceur de mouche, assez satisfait.
Cette mouche noire dans l'assiette à soupe me redonne, au contraire de ce que
l'on pourrait en attendre, un nouvel appétit pour continuer à lancer tant bien
que mal mes modestes et non prétentieuses petites mouches en noyée, en sèche,
en tout ce que vous voudrez, sans aucune exclusive. Si de théorie il en faut,
peu n'en faut aussi, et surtout ne nous mettons pas des œillères.
Néanmoins, lorsqu'il se met à lire, le vieux et bon
praticien a le plaisir de découvrir que sa pratique est et fut conforme à la
théorie. Il s'aperçoit alors que, comme M. Jourdain, il fait de la prose depuis
longtemps, sans le savoir. Nous le montrerons peut-être, un jour, au sujet de
la pêche à la nymphe elle-même, sans prétention, mais en faisant hurler,
peut-être un peu les puristes, anglais ou autres, si par hasard ils me
lisaient.
P. CARRÈRE.
(1) Rappelons que la nymphe de l'éphémère est la larve à son
dernier état, mûre, prête à éclore, qui s'élève lentement immobile ou par
saccades (il y a désaccord entre pécheurs anglais — et c'est important
pour un puriste — sur ce point de vue de la technique à adopter), vers la
lumière et la surface de l'eau pour se métamorphoser en insecte.
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