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Chronique financière

Réalités boursières

Que penser du marasme, persistant en Bourse, de l'effritement continuel des cours depuis trois ans (que nous avions prédit sans l'aide d'aucun don prophétique), des possibilités de reprise et plus encore de leur imminence, etc., telles sont les questions qui reviennent le plus souvent. Et qui prouvent, s'il était encore besoin de le prouver, que l'énorme majorité des gens continue à appliquer des modes de pensée anciens sur des phénomènes présents absolument nouveaux. À commencer par tous ces boursiers qui ne se rendent pas compte que leur vieux marché financier d'autrefois est mort, et que ce ne sont pas les mesures techniques qu'ils préconisent, marché du terme ou marché des primes, qui ressusciteront la clientèle boursière d'avant guerre. Car la réalité qui prime toute autre considération est là : il n'y a plus de clientèle pour les titres mobiliers. On l'a tuée.

Qui on ? Peut-être bien un peu les boursiers eux-mêmes, bien davantage les financiers et dirigeants d'affaires ... il n'est qu'à relire nos chroniques d'avant guerre. Mais bien davantage encore, et cela depuis la Libération, surtout les effets conjugués de la Fiscalité échevelée et d'une certaine politique démagogique, la Fiscalité n'étant d'ailleurs bien souvent que le résultat et le reflet de la politique niveleuse de ces dernières années. Quelques chiffres aideront à fixer les idées.

Par rapport à l'avant-guerre, les prix industriels sont à un niveau d'environ vingt-deux fois supérieur. Certains prix sont au-dessus, le charbon et les textiles par exemple, certains produits agricoles aussi ; mais ces pointes n'ont qu'une influence secondaire sur ce qu'il est convenu d'appeler le prix de la vie, car elles sont compensées par des indices importants très en retard sur la hausse : loyers, gaz, etc. Les salaires aussi sont dans l'ensemble un peu en retard, surtout les gros salaires, ou appointements supérieurs ; mais, si l'on tient compte des charges sociales et avantages divers, l'indice 22 n'est pas loin d'être atteint lui aussi. Ce qui revient à faire comprendre de façon pudique que notre monnaie ne représente plus que la vingt-deuxième partie de sa valeur d'avant guerre, car dans le fond, depuis 1939, et même depuis 1914, ce ne sont pas les prix qui montent ni « la vie qui renchérit » ...

En face, quelle est la position des capitalistes ... car les épargnants ne sont pas autre chose, et ne peuvent pas être autre chose. La statistique officielle nous apprend que l'indice des actions cotées à la Bourse était fin 1949 de 10,36 par rapport à 1939. Dix par rapport à vingt-deux, c'est déjà pas mal, car cela indique une perte de plus de la moitié du capital effectif. Mais malheureusement c'est encore beaucoup trop optimiste, car cette statistique (ce qui est assez courant) ne couvre qu'une faible partie de la réalité. D'abord, elle est établie sur une sélection de 295 valeurs sur un total de 1.333 cotées et, ensuite, elle ne tient aucun compte des capitaux frais apportés aux entreprises par les actionnaires pendant ces onze dernières années, et dont le total se monte à plus de 350 milliards. Compte tenu de ces rectifications, l'indice de hausse de la totalité des actions cotées à la Bourse ne ressort plus qu'à quatre fois et demie environ de celui d'avant guerre. Ce qui revient à dire que, par rapport aux autres parties de la population : ouvriers, cultivateurs, fonctionnaires, commerçants, etc., les épargnants propriétaires d'actions ont été amputés des quatre cinquièmes de leur avoir. Et encore s'agit-il là du secteur financier le plus favorisé, ne comprenant pas les valeurs d'affaires nationalisées qui constituent une spoliation presque totale pour les actionnaires. Et ne tenant pas compte non plus des résultats plus lamentables encore enregistrés dans ce vaste compartiment des valeurs à revenu fixe, où le capital actuel ne représente plus que le vingtième à peine de celui d'avant guerre, alors que la contrepartie se trouve dans l'actif des entreprises.

Donc, pour résumer, les porteurs de valeurs mobilières ont été dépouillés dans ces dernières années, selon les cas, des quatre cinquièmes aux vingt et un vingt-deuxièmes de leur avoir. Et, après ça, il est encore des optimistes qui se demandent avec étonnement comment il se fait que l'Épargne s'abstienne encore et ne profite pas des cours d'« occasion » pour acheter ? Certes, il est de nombreuses occasions à la bourse, et il est vraiment renversant de voir certaines valeurs capitalisées à peine pour la contrevaleur des fonds de roulement de l'entreprise. Il est non moins certain aussi que, s'il fallait en partant de zéro reconstituer l'actif industriel représenté par la totalité des actions cotées, il faudrait des sommes bien supérieures aux 814 milliards de la capitalisation totale des actions sur les cours de fin 1949. Mais toutes ces données objectives ne prouvent absolument rien, car il est un vieux proverbe qui dit « chat échaudé » ... Or les épargnants n'ont pas été échaudés, mais ébouillantés à mort. Le ressort est brisé, ce ressort que du temps de Poincaré l'on appelait la confiance. Et nous craignons fort que ce ne soit pas notre génération qui le voie tendu de nouveau.

Et même si par miracle la confiance revenait, qu'est-ce que cela changerait à la situation financière de l'ancienne clientèle boursière, qui est pratiquement ruinée aujourd'hui ? C'est fort joli de profiter des cours et d'acheter, mais avec quoi ? Les 3 000 tonnes d'or thésaurisé que d'autres optimistes espèrent toujours faire rentrer dans le circuit économique actif sont peut-être bien possédées en partie par la bourgeoisie moyenne qui plaçait normalement ses avoirs en valeurs mobilières, mais cette part est bien plus faible qu'on le croit. Et les gros possesseurs d'or sont ailleurs, dans les mains de thésaurisateurs peu accoutumés au maniement de capitaux et à qui l'exemple des autres suffit largement. Trouver de nouvelles couches d'épargnants : lesquelles ? Aujourd'hui tout le monde est obligé de travailler, et presque personne ne gagne suffisamment pour épargner quoi que ce soit. Et les illusions entretenues par la Sécurité Sociale ne sont guère de nature à favoriser tout effort individuel dans ce sens. Sans parler des effets déprimants de notre fiscalité dévorante, qui, dans de nombreux cas, rend les placements les plus rentables mathématiquement perdants. Par exemple, dans le cas d'un couple relativement âgé et sans enfant, ou suffisamment aisé — le calcul est facile à faire — avec un ou deux enfants, quel taux de revenu net faut-il obtenir pour simplement compenser les prélèvements fiscaux lors de l'ouverture de la succession ? Il est facile de prouver qu'à partir d'un certain âge, variable selon les situations de famille, mais presque toujours bien plus jeune qu'on ne le suppose à première vue, il n'existe aucun mode de placement mobilier normal capable de compenser par le revenu les prélèvements successoraux. Autrement dit que, dans la grande majorité des cas, tout placement mobilier comme tout autre placement visible devient mathématiquement perdant. Alors ?

Il est possible qu'un jour la Bourse redevienne le collecteur et le répartiteur des capitaux nécessaires à l'Économie nationale. Mais cela demanderait un tel déblaiement de préjugés politiques, de partis pris partisans, de positions cristallisées de luttes sociales, d'apparentes facilités fiscales, qu'il nous paraît improbable que ce jour de renaissance soit pour bientôt, comme le croient encore d'invétérés optimistes.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 558