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Le culte populaire de Saint-Antoine

Le grand saint Antoine est certainement un des personnages les plus populaires de la légende dorée française. Dans de nombreuses églises, dans d'humbles chapelles cachées sous les frondaisons des bois, on peut encore voir son image, taillée à coups de serpe par quelque rustique sculpteur de village et enluminée par un pinceau naïf et maladroit. À ses pieds on remarque, le plus souvent, un beau petit goret, son compagnon habituel.

L'ermite fut, si nous en croyons du Broc de Segange, le patron de multiples corporations : bouchers, charcutiers, marchands de porcs, laboureurs, vanniers, fossoyeurs, sonneurs, tisserands, faïenciers de Nevers, gantiers, confiseurs, tondeurs de draps, tisseurs, et aussi des arquebusiers de Reims. Il était pieusement invoqué contre l'érysipèle, le feu sacré dit de saint Antoine, la gale, le prurit et toutes sortes de démangeaisons, ainsi que contre les maladies de peau, le scorbut, la peste, les épidémies, les feux de l'enfer, les incendies, les varices, les furoncles, les maux de tête, les épizooties et pour la protection des pourceaux. À cette longue liste, nous pouvons ajouter que le bon saint Antoine était aussi, en Bretagne, le céleste protecteur des potiers et celui des corroyeurs de Saint-Omer.

En général, il est représenté avec un « monsieur » habillé de soie et est environné de flammes ; il tient à la main un livre ou bien porte parfois une sorte de béquille nommée tau. Les érudits ont longuement discuté sur l'origine et la signification de ces attributs ; ils estiment, en général, que le porc — parfois figuré d'ailleurs avec des défenses — est une allusion aux cochons roses et gras que les religieux antonins avaient le droit de laisser circuler dans les villes, au grand mépris de l'hygiène, et dont la vente leur rapportait quelques ressources.

En tout cas, cette iconographie incita les villageois à prier l'ermite pour leurs bêtes. Le culte populaire de saint Antoine était d'ailleurs largement répandu dans les campagnes et les villes par des théâtres ambulants qui jouaient des sortes de mystères retraçant sa vie. On sait que Gustave Flaubert aimait voir à Rouen la fameuse tentation de saint Antoine, jouée par les marionnettes du père Legrain. Le grand écrivain garda longtemps le souvenir de cette pièce où l'on pouvait voir le cochon et son maître tourmentés par les diables qui arrachaient les tuiles de la cabane de l'ermite, tandis que celui-ci criait : « Messieurs les démons, laissez-moi donc ! » À quoi les suppôts de Satan répondaient : « Non, tu danseras, tu danseras, tu danseras en rond ! »

Fait curieux, nous retrouvons un passage du même genre dans la chanson, quelque peu irrévérencieuse, de sainte Cécile, à laquelle d'ailleurs nos ancêtre, âmes simples, n'entendaient point malice :

Saint Antoin' lui dit : c'est l'jour des apôtres,
Vous savez qu'jai tué mon cochon c'matin ;
Dansez, Joseph, et fait's comm' les autres ;
Sinon vous n'aurez ni lard ni boudin.
J'boirai, j'mang'rai tant que tu voudras,
Mais j'n'dans'rai pas,
Pa'ce c' que j'suis trop las.

Promenons-nous à présent à travers les provinces de France, à la recherche des croyances et coutumes. En Picardie, sous le second Empire, saint Antoine était fêté dans de nombreux villages. À Conty, par exemple, des milliers de pèlerins faisaient toucher à la statue des petits pains qui passaient pour guérir la fièvre et remplissaient des bouteilles d'eau à la source voisine. À Mautort, en 1861, il y avait mille quatre cents vendeurs de miches au profit de l'église ! À Barly, on faisait trois fois le tour de l'église, suivant une pratique assez courante ; à Dominois, l'ermite était le patron des gens de mer. Une confrérie fort vivante existait à Tilloy, chaque membre donnait tous les ans une petite cotisation en argent et sept litres de blé. Le jour de la fête, on faisait toucher à l'image du saint des boulettes de pain, qui étaient ensuite jetées sur le peuple et considérées comme amulettes pour les animaux. Encore en 1900, à Chepy, dans le Vimeu, le 17 janvier attirait une grande foule de fidèles ; des prêtres bénissaient des pains qui étaient gardés un an et distribués aux bestiaux. Un usage semblable existait également à Cambron, dans les environs d'Abbeville.

Dans la même région, la procession de Conty était fort renommée ; pendant longtemps des pèlerins venaient même d'assez loin, portant des torches et flambeaux qui avaient servi à les éclairer pendant leur marche nocturne.

En Bretagne, terre où le folklore est particulièrement riche et varié, saint Antoine a toujours été très vénéré. À Breteul, dans le canton de Montfort, vers 1900, une table était placée devant l'effigie du bon patron des porcelets. Dans le but de le séduire, les paysans lui apportaient des pieds et des oreilles de cochon qui, de là, passaient à la cuisine du presbytère. À Bédée, on offrait au protecteur des maladies de peau et de l'écurie des fers à cheval, ou bien, lorsqu'il s'agissait d'une vache malade, une belle motte de beurre ; pour les brebis, on présentait un peu de laine ; ces dons étaient ensuite vendus au profit de la fabrique. Une coutume à peu près analogue existait à Plénée Jugon. Une gravure représente cette scène dans une vieille paroisse bretonne ; on y voit un magnifique étalage de charcuterie devant une église !

Passons à présent en Berry, où une vieille légende rapportée par George Sand nous prouve la popularité du grand saint. Au temps de la guerre de Cent Ans, un tout jeune garçon gardait des porcs quand des soldats anglais vinrent à passer, brûlant et pillant tout sur leur route. D'abord effrayé, le gars se remit vite et, avec des compagnons décidés et courageux, décida de leur faire la chasse. Mais auparavant, il confia à une statue de saint Antoine sa houlette de porcher et ses bêtes. L'expédition terminée, il revint vers l'Orme Râteau, où il avait laissé son troupeau, et le trouva au complet, quoique de nombreux routiers fussent passés par là.

Poussons une pointe jusqu'en Bordelais où, avant 1900, on faisait bénir du vin, avec lequel on lavait les talons des enfants, afin de les préserver du feu de saint Antoine. Dans la même région, vers 1835, les nourrices portaient leurs marmots à saint Antoine, dont l'église ne s'ouvrait que ce jour-là. Elles faisaient toucher le bras du bébé à l'autel, afin d'éloigner de lui la funeste maladie de peau, puis jetaient quelques piécettes dans un plat, mais sans les compter, car sans cette précaution le pèlerinage eût été sans effet !

Les habitants de nos campagnes étaient fort attachés à ce culte et, lorsque le clergé essayait de le supprimer, il avait affaire à forte partie. C'est ainsi que le prieur de Sennely, en Sologne, nous conte dans ses curieux mémoires qu'en 1682 l'évêque d'Orléans lui donna l'ordre d'enterrer dans le cimetière une statue de saint Antoine flanqué de son compagnon à quatre pattes, jugée indécente par les prélats du grand siècle. Le curé voulut obéir, mais les femmes firent alors un tel tapage qu'il dut transiger ! Il ajoute d'ailleurs fort pertinemment : « La dévotion qu'on avoit à saint Antoine étoit utile à la fabrique et au prieur ; car nul habitant ne manquoit de faire don à saint Antoine ou plutôt peut-être à son cochon, de quelque gros morceau de leurs cochons qui tournoit au profit de l'église et du prieur qui en vendoient pour quarante ou cinquante livres. » Ces aumônes — intéressées — permettaient bien souvent à un pauvre prêtre de campagne de subsister. De nombreux documents attestent l'attachement des populations rurales à leurs images. Lorsqu'on vendit, en 1852, le mobilier de la petite commanderie de la Chassaigne, en Berry, les femmes vinrent, une dernière fois, vénérer en pleurant la statue du bon saint Antoine ...

Glanons encore quelques fleurs dans le jardin de la légende dorée. Dans la région de Marseille, vers 1800, le jour de la Saint-Antoine, des moissonneurs, armés de faucilles et portant des épis, passaient dans les rues et donnaient à ceux qui leur jetaient quelque monnaie l'espoir d'une bonne récolte. À Bussy-la-Côte, dans la Meuse, avait lieu une coutume assez différente qui nous revèle un côté un peu spécial de la dévotion au célèbre ermite. Le jour de Pâques, les jeunes filles, entre deux quadrilles, ne manquaient point d'aller boire un verre d'eau à la fontaine saint Antoine située tout près du village, afin d'être assurés de se marier dans le courant de l'année. On voit, par ces quelques exemples, choisis parmi tant d'autres, combien notre saint a été populaire autrefois dans les différentes provinces dé France.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 574