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La Grande Armée

À MM. les ministres des Finances et de l’Agriculture.

Excellences,

Trop habitués à compter par milliards, que dis-je, par centaines de milliards, nos 1.800.000 porteurs de permis vous paraissent quantité négligeable. Cependant, regardez, ils comptent. Huit heures. Venez vite. La corporation chère à saint Hubert a bien voulu se présenter tout entière. Ils arrivent. Du modeste arc de triomphe de la place Jules Guesde, à Marseille, au grand Arc des Champs-Élysées, un immense ruban humain luisant de l'acier de ses fusils, hurlant de tous ses chiens, s'agite de chaque côté de la route. Nous aurions pu prolonger jusqu'au Havre notre double chaîne vivante et joindre ainsi les flots bleus méditerranéens aux vagues vertes de la Manche. Mais à quoi bon ... Pleins de sollicitude, nous avons préféré amener les anciens en voiture. Voici, bon premier, le véhicule des doyens qui débouche ... Et 100.000 4-chevaux bourdonnent de Marseille à Paris. Là-bas, sur les routes de Provence bruissantes de cigales, les « benjamins » de soixante-quinze ans appuient sur l'accélérateur. À minuit, les derniers motorisés arriveront.

Tout est réglé à la minute : en seize heures, 200.000 vétérans et leurs toutous.

Quant au gros de la troupe : 1.600.000 piétons échelonnés sur le parcours ; débit journalier : 80.000. Cinq kilomètres-heure pendant huit heures. Il faudra donc vingt jours pour que la marche sur Paris soit terminée. Les pieds seront à point pour l'ouverture. Lorsque les deux derniers hommes vous auront présenté les armes, j'espère, Excellences, vous entendre murmurer :

« Ils sont bien nombreux, ces bougres ! Une véritable armée ! »

Oui, une armée, une grande armée. Malheureusement sans vraie tête. Une pareille et impossible manifestation nous donnerait le sentiment de notre force. Peut-être alors songerions-nous à une union profitable à tous.

À une époque où les chiffres ne représentent plus rien, essayons de concrétiser. Sommes versées pour les permis : environ 2 milliards. Cela ne vous dit rien ? Supposons que tous les chasseurs aient eu la malice de verser cet argent en pièces de 10 francs. Quelle montagne étincelante ... Il faudrait au moins 50 gros camions pour l'emporter. Savez-vous que, si nous disposions côte à côte les réglementaires permis de chasse, nous couvririons plus de 30.000 mètres carrés ?

Nous pourrions monter des tours Eiffel de cartouches et charger des centaines de wagons avec le plomb employé annuellement. Nous pourrions confectionner un colossal tapis avec les dépouilles de nos victimes. Nous pourrions ... Mais à quoi bon laisser entraîner dans le tourbillon des calculs !

Revenons à nos chasseurs. Il ne s'agit pas de dénombrer : grands fusils, bons fusils et mazettes ; encore moins : vrais chasseurs, snobs et tueurs, ni amateurs de poils et fervents de la plume ... Contentons-nous des deux groupes, d'après les permis :

— les généraux, un faible pourcentage ;
— les départementaux.

Pourquoi, au départ, cette discrimination qui ne rapporte presque rien à l'État et ennuie beaucoup d'usagers ? Il suffirait, je pense, d'augmenter le coût du permis ordinaire de la valeur de deux ou trois cartouches pour unifier. La trésorerie n'y perdrait rien et bien des disciples en saint Hubert seraient contents. C'est si ennuyeux de renoncer à une partie de chasse extra-départementale, imprévue, sous le prétexte qu'on n'est pas en règle avec la loi.

La loi ... Je pense à cette bonne vieille loi de 1844. Il y avait alors 150.000 permis, du gibier à profusion, des armes moins meurtrières et peu de facilités de déplacement. Les temps ont bien changé. Il est normal qu'on songe à remplacer notre centenaire. La proposition de loi sur la chasse a soulevé de multiples remarques ; certains ont exprimé un net mécontentement provenant de craintes justifiées. Évidemment, des aménagements sont indispensables, mais gare au bouleversement total. Piano, pianissimo ! Craignons des règlements inapplicables ou amenant les pires déceptions. La chasse intéresse les chasseurs — vérité de La Palisse — mais aussi les possesseurs du sol sur lequel on recherche le gibier. Méfions-nous d'une loi basée sur des théories oubliant les réalités. Que de déboires en perspective ! La majorité des petits propriétaires — surtout dans les régions méridionales — veut ne point être spoliée d'un droit auquel elle demeure profondément attachée. Quoi de plus naturel ... Que de couvées et de portées sauvées au printemps si on sait se faire un allié des possesseurs du sol ! Si la réglementation prend allure de brimade, les conséquences seront graves pour le gibier. Il y a tant de façons de torpiller la chasse sans se mettre dans un mauvais cas ! Vérité dont seront imprégnés ceux qui mettront sur pied la nouvelle loi. Toute loi est l'œuvre de nos représentants, mais nous aimerions que ses divers articles soient préparés par des gens compétents. Nous n'espérons guère une merveille de perfection — toujours il y aura des mécontents, — mais qu'on nous préserve d'un monstre auquel il faudra se soumettre en grinçant des dents. Une réforme souple capable d'apporter un peu de gibier à tous les chasseurs en respectant des droits nettement établis peut seule satisfaire l'ensemble des disciples en saint Hubert.

Réforme souple ne veut point dire anarchie préjudiciable à tous. Que l'on enferre une fois pour de bon ces réglementations régionales sous le prétexte de respect des coutumes ancestrales. Pour en finir, il est indispensable de mettre un terme aux pouvoirs des préfets en matière de chasse dont ils ignorent souvent les besoins élémentaires. Même capables, ces hauts fonctionnaires seront paralysés par les interventions politiques. Conseillers généraux, députés, sénateurs désirent être agréables à certains électeurs ; tant pis pour le gibier ! Le paralysé retrouve alors l'usage de sa plume, et un arrêté paraît. Nous voyons ainsi à l'intérieur des diverses zones d'ouverture une mosaïque de tolérances et d'autorisations subordonnant la chasse :

— ouvertures prématurées, fermetures retardées ;
— repasses pour certaines espèces ;
— emploi de moyens meurtriers ne nécessitant point l'emploi du fusil : filets, trébuchets (lèques).

On en arrive ainsi à ces paradoxes immoraux dans le même département. A Y ..., vous employez le filet — ou la lèque, — vous êtes considéré comme chasseur régulier. Si, à B ..., distant de quelques kilomètres, vous capturez les mêmes espèces avec des procédés identiques, il y a délit ... et correctionnelle.

Tous les honnêtes chasseurs n'admettent pas cela. Nous n'en voulons plus. Souhaitons que la nouvelle loi efface définitivement ces abus dont le gibier fait les frais.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 581