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Au nom de la loi …

es Suisses, gens formalistes et respectueux des règlements, ne tolèrent pour la chasse en montagne que les carabines non démontables et à un coup seulement. Non démontables pour que l'on ne puisse les dissimuler dans un sac ou sous un manteau — c'est assurément un grand pas vers la répression du tir en temps prohibé. L'absence de répétition, de son côté, doit, dans l'esprit de ceux qui ont voté ce règlement, conduire à un tir moins désordonné, moins inutilement meurtrier, en interdisant ces feux de salve qui, chez nous, saluent à toute distance l'apparition d'une famille de chamois : quand on n'a qu'une balle à tirer, on regarde où on la place.

Toutefois, des chasseurs entraînés arrivent, en tirant coup par coup, à une vitesse absolument surprenante.

Actuellement, la plupart des arrêtés préfectoraux français prévoient, pour la chasse à la carabine, deux sortes de restrictions :

    1° L'interdiction des armes tirant des munitions de guerre ;
    2° L'interdiction des armes à tir automatique.

La première de ces prescriptions a un sens au moins aussi politique que cynégétique : la détention des armes de guerre est, d'après notre législation, strictement prohibée. Cela, d'ailleurs, me laisse quelque peu rêveur : les isards, chamois ou marmottes — par suite de je ne sais quel miracle — finissent presque tous leurs jours d'une balle de Mauser. Mais n'insistons pas.

Quant à la mise à l'index des fusils-mitrailleurs, mitraillettes, etc., personne ne songera à s'en plaindre. Pendant la « drôle de guerre », dans les Alpes, trop de chamois ont été massacrés, pères, mères et enfants, par des rafales de fusils mitrailleurs classées par la suite « tirs d'exercice ». Par contre, j'ai suivi une expédition de quelques jeunes gens partis en guerre, fort confiants, munis de mitraillettes du modèle classique qui nous fut parachuté au temps de l'occupation, et qui juraient bien qu'on allait voir tomber une grêle de chamois ... Mais le résultat fut une bredouille totale, ce genre d'armes, excellent pour le combat rapproché, manquant totalement de précision à partir d'une cinquantaine de mètres. Et je ne parle pas des ricochets qui miaulaient à travers le paysage et qui eurent vite fait de me jeter à plat ventre derrière un gros bloc.

Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un gibier rare, qu'il faut exploiter avec sagesse, et non à des loups ou à des tigres qu'il convient d'exterminer à n'importe quel prix. Et vider deux ou trois chargeurs, indifféremment, sur les boucs ou les chèvres d'une harde n'est évidemment pas recommandé.

Seulement ... il y a quelque chose que je ne comprends pas, c'est la liberté sans restrictions du tir à chevrotines dans cette même chasse.

Un garde, embusqué à vos côtés, vous mettra la main au collet si, avec une Remington 9 millimètres ou une Browning de même calibre, vous essayez, à 200 mètres, de dégringoler un vieux bouc, mais vous pourrez lui prouver, texte en main, qu'il vous est permis de tenir un poste avec un 12 et de lancer au petit hasard deux coups de douze chevrotines chacun, qui éclatent comme des shrapnells, quitte à aller voir ensuite si les femelles n'ont pas écopé. Un fusil — Je dis bien : fusil — Browning ou autre automatique lancera à dix pas, de ses cinq coups, une gerbe de soixante chevrotines de 8 millimètres, étripant les chèvres et les chevreaux aussi bien que les mâles, et il n'y aura rien à dire ...

C'est à se demander s'il ne vaudrait pas mieux autoriser quelques dérogations pour l'arme de guerre dûment déclarée et déposée à la gendarmerie en période de fermeture, c'est-à-dire, pour le gibier de montagne, onze mois de l'année ? Car, enfin, le système actuel se résume à ceci :

Comme tout le monde n'est pas muni de longue date en carabines de chasse, à des prix qui nous laissent actuellement rêveurs — j'ai acheté, il y a vingt-cinq ans, trois carabines de grande marque, 7, 10 et 11 millimètres, à des excités, retour d'Afrique, qui avaient cru trouver l'éléphant au bout du tramway, le tout pour 2.000 francs ! — et qu'une arme de ce genre varie actuellement entre 35 et 60.000 francs, il ne reste au montagnard qui n'est pas automatiquement millionnaire que deux solutions : pratiquer la battue, qui est interdite, et tirer à chevrotines, ou bien s'en aller « en douce », avec un des innombrables fusils que les Allemands ont laissés chez nous dans leur déroute, en risquant l'amende et la prison ! ...

Il semble que l'on pourrait trouver une solution, ne serait-ce que pour éviter à tant de citoyens, soldats solides en temps de guerre et rudes travailleurs en temps de paix, de risquer d'avoir un casier judiciaire.

Car ils chassent, ils ont chassé et ils chasseront quoi qu'il arrive. Cela, nul ne l'ignore, d'un bout à l'autre des Pyrénées et des Alpes, et je n'en excepte pas les Vosges et l'Argonne où, en forêt, les sangliers eux aussi ramassent pas mal de balles pointues plus « militaires » que « civiles ».

Reste le tir à balles dans les fusils lisses.

Là, nous nous heurtons à une idée fausse. Le chasseur montagnard qui s'en sert pour la première fois veut à toute force que son fusil lui fasse le même service qu'une carabine. Il tire à 150 ou 200 mètres, rate, naturellement, et déclare qu'il n'y a rien à attendre de cette façon de chasser. Il ne réfléchit pas qu'il y a lieu de comparer uniquement, comme portée et vitesse des projectiles, au tir d'une cartouche à chevrotines dans ce même fusil. S'il restreint son ambition au tir à une quarantaine de mètres — mètres réels et non estimés, — il s'aperçoit très vite que la balle, spécialement la balle à empennage comme la M. F. ou à chemise de plomb mou, comme la Breenecke allemande, aujourd'hui introuvable, est presque aussi précise qu'au sortir d'une arme rayée. Avec les canons modernes, à rayures dispersantes pour le petit plomb, le tir à 60 ou 80 mètres est à peu près comparable à celui d'un express-rifle. Plus loin, le tir baisse et cesse d'être précis, et c'est l'évidence même, car la vitesse initiale était de 380 à 400 mètres-seconde, et non 8 à 900, comme dans pas mal de carabines de chasse.

Et j'affirme sans crainte qu'au bois le tir de la balle unique pour la grosse bête, sur les cailloux, la terre gelée ou les troncs d'arbres, est moins dangereux que la gerbe de chevrotines. Mais le préjugé est là : tous les chasseurs vous disent :

— Le tir à balle dans le fusil de chasse n'est pas précis. Ce à quoi je réponds toujours :

— Vous avez essayé souvent ?

— Moi ? jamais, mais tout le monde le dit. Les plus curieux ont tiré une ou deux cartouches à balle, la plupart du temps trop loin.

— La balle, c'est pour les distances auxquelles la chevrotine ne porte plus.

Évidemment. Mais j'ai vu au bois des maîtres tireurs, tels que Vitalis, mon camarade d'aviation, faire des doublés de sangliers qui restaient sur place, percés d'une balle de calibre 12. Seulement il tirait comme on doit tirer en bordure du layon, en forêt, à une quinzaine de pas de la bête. Pour la montagne, c'est un peu juste, surtout pour ceux qui veulent faire l'approche et ne point rester plantés des heures à veiller derrière un créneau d'une arête. Ceux-là, ni les Italiens, ni les Allemands ne les ont empêchés d'aller chasser « là-haut ». Actuellement, à de très rares exceptions près, ils n'ont pas en leur possession les armes autorisées par la loi française. Il y a là un problème qu'il faut envisager avec tact et compréhension : nos chasseurs de montagne sont les seuls, parmi nos mobilisables, ayant une réelle valeur de tireurs. Et cela compte. En 1939, les ahurissants « cartons » des réservistes nous l'ont bien prouvé. À l'heure où l'on parle tant de formation prémilitaire et de service réduit à la mode suisse, allons-nous continuer à tout faire pour décourager nos rares vrais tireurs ?

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 583