Accueil  > Années 1950  > N°644 Octobre 1950  > Page 584 Tous droits réservés

Un gibier coriace

Quel animal étrange avait-il pu attirer l'attention des gamins au point de les détourner de leurs jeux ? Par cette fin d'après-midi dominicale, ils erraient dans le village, délaissant les parties de billes et les poursuites dans les ruelles, guettant le retour d'un chasseur pour lui signaler la présence insolite de quelque gibier inconnu. Nous étions fin octobre, et tous les hommes en état de porter les armes étaient encore en campagne ou sur le chemin du retour. Justement, voilà nos galopins qui tombent nez à nez au coin du Grand-Pont avec le petit Léon, le fusil bien droit sur l'épaule, le ventre ceint d'une cartouchière tartarinesque. De grosses chaussettes de laine, passées par-dessus le pantalon, lui faisaient des mollets d'avant-centre muni de ses pare-tibias et achevaient de lui rendre l'allure martiale. Hélas ! la carnassière pendait, lamentablement plate, et lui battait le flanc ...

— T'as du gros plomb ? ... Viens vite avec nous. Il y a cinq gros oiseaux noirs sur les acacias du canal, après le cimetière. Ils sont énormes ...

— Farceurs, vous voulez me faire courir ! C'est au moins des « grolles » !

— Non, c'est plus gros que des corbeaux ! Et puis ils nageaient sur la Dordogne. Viens vite ...

Cinq cents mètres de marche forcée. Les dernières maisons du village sont dépassées. Les gamins restent en arrière pour ne pas gêner le chasseur. Voilà les acacias qui bordent le canal latéral et, à la cime, quatre à cinq grandes silhouettes sombres sont piquées, se préparant pour passer la nuit.

« Bigre ! les gosses n'avaient pas menti ! Ça, c'est des pièces ! Il faut ramper maintenant le long du talus, dans les ronces et les orties. Ça pique, ça déchire ...

« Je n'ai que du 4 et du 6, mais, d'assez près, je dois les descendre. »

Heureusement, les arbres sont gros et dissimulent bien le chasseur. Le voilà enfin plaqué contre un tronc, à trente mètres à peine d'un des grands oiseaux qui n'ont pas encore donné signe d'inquiétude.

Pan ! L'animal visé étire le cou et saute sur une branche voisine. Pan! Il se secoue un peu et s'ébroue comme pour faire tomber les plombs qui le gênent.

— Oh ! mais je t'aurai, toi ! ...

Pan ! Il regarde derrière l'arbre quel est cet importun qui le chatouille de la sorte. Pan encore !

« Ah ! tu commences à m'énerver, toi, avec ton tonnerre et ta fumée puante ! », doit-il se dire dans sa cervelle d'oiseau.

Et il ouvre ses ailes toutes grandes et glisse vers la rivière proche, où ses compagnons l'ont déjà précédé, laissant le tireur médusé et pantois.

— Ah ! ça, par exemple ! c'est trop fort ! c'est trop fort ! Mais qu'est-ce qu'ils ont dans la peau ! Ils sont blindés ! ma parole ! ...

Mais les salves s'étaient entendues du village et déjà un groupe guettait le retour du chasseur. Hélas ! la version qu'il dut fournir de son piteux exploit déclencha l'hilarité générale.

— Tu tires de la poudre de riz dans ta pétoire !

— ???

— Moi, je vais t'expliquer. Des pièces comme ça, il faut leur expédier un « grrrand » coup de fusil, en tirant bien fort sur la détente ! ...

Et le malheureux dut battre en retraite, tête basse, sous les quolibets de l'assistance.

En tout cas, nous étions en présence d'oiseaux peu connus chez nous et, d'après la description sommaire qui nous en fut donnée, il ne pouvait s'agir que du grand cormoran, le Phalacrocorax carbo des savants. Nous les cherchâmes vainement plusieurs jours durant, ils avaient dû quitter la région. Puis un beau matin, où je ne pensais pas plus aux cormorans qu'à ma première ... grive, un ami chasseur m'apporta le grand oiseau de mer qu'il avait tué la veille, sur la Dordogne, au cours d'une poursuite en bateau à moteur. Les palmipèdes péchaient lorsque l'un d'eux fit surface brusquement à quelques mètres de l'embarcation. Un plomb de 5, du 5 métrique, lui cassa net le cou. Aucun autre projectile n'avait atteint le corps : un vrai coup de veine ! Par contre, bon nombre étaient restés dans le plumage, dont ils n'avaient pu percer le duvet.

Le cormoran, bien connu des marins et des chasseurs du littoral, est un bel oiseau qui dépasse la taille d'un fort canard de Barbarie. Il est vêtu de noir, à multiples reflets verts, bleus, violets, d'un bel effet sous la lumière. La base du bec et la gorge sont dénudées et d'une couleur jaune de chrome. Le bec est long, couleur corne, à bords lisses et tranchants, terminé par un crochet très acéré. La queue, cunéiforme, est constituée de plumes étroites et longues, à tiges très raides. L'oiseau s'en sert comme point d'appui, quand il fait sécher ses ailes, car, si paradoxal que cela paraisse, le cormoran, qui passe une grande partie de son existence dans l'eau, n'a pas un plumage ad hoc. Il se mouille et, après chaque séance de pêche, il se cale sur le trépied de ses larges pattes et de sa queue, ouvre ses ailes toutes grandes et attend que le soleil ou la brise ait séché son plumage.

Cet oiseau appartient au groupe des palmipèdes totipalmes, c'est-à-dire que ses quatre doigts, qui sont très développés, avec l'externe le plus long, sont réunis par une même membrane de couleur noire, qui affecte un peu la forme de l'aile d'une chauve-souris. (Les palmipèdes ordinaires n'ont que trois doigts et un pouce à peine développé.) Le plumage est très épais et très riche en duvet. Pour le percer, il faut du gros plomb, et encore l'oiseau fait-il preuve d'une grande vitalité.

Autre particularité de ce palmipède : il se perche, et même solidement, car il passe parfois la nuit à la cime des grands arbres. Le cormoran est-il comestible ? Là encore, les avis sont partagés. D'aucuns diront que c'est excellent, d'autres que c'est tout juste mangeable, d'autres encore que ça ne vaut franchement rien. Je pencherais plutôt pour la dernière affirmation, car le corbeau marin se nourrit presque exclusivement de poissons et, à ce régime, sa chair doit contracter un goût très particulier. Malgré cela, c'est une fort belle pièce qui mérite d'être convoitée, ne serait-ce que pour les difficultés que présente sa capture et la rareté de ses apparitions à l'intérieur des terres.

Pierre ARNOUIL.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 584