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La grande chasse en Indochine

Débuts sur la longue piste

Ce furent, au début de ma vie de chasseur, les premiers pas que j'effectuai seul sur la longue piste des éléphants. Mon initiation à la chasse aux grands pachydermes avait été l'œuvre d'un nemrod réputé du Sud-Annam. Quinze jours plus tôt, il m'avait fait parcourir, en quarante-huit heures, quatre-vingts kilomètres. L'extrême fatigue qu'avait provoquée cette course en terrain sablonneux, et qui aurait dû me rebuter, ne fit, au contraire, qu'attiser le désir de me mesurer, seul, avec les géants de la brousse. Mon entraînement à la marche n'était pourtant pas brillant.

Nous étions en février, mois du Têt (Nouvel An annamite). Quatre Jours de congé ... Que faire, pendant ce temps, sinon courir la forêt, la carabine sur l'épaule ?

Je dois dire que cette partie de chasse était préméditée et que mon bagage se trouvait bouclé depuis plusieurs jours lorsque je partis, un après-midi, dans le but de camper en région moï.

J'arrivai à la nuit tombée. J'ignorais alors que, lorsqu'on n'est pas connu de ces primitifs, il est nécessaire de les avertir de son arrivée quelques jours à l'avance, faute de quoi il faut attendre au moins vingt-quatre heures la venue des pisteurs, s'il n'en existe pas au village où on établit le campement. Et même si l'on a des pisteurs sur place, il est rare qu'ils consentent à vous guider dans une grande chasse avant de connaître votre sûreté de tir. Il faut donc se résigner à une journée de démonstration sur le moyen gibier, chevreuil, cerf ou sanglier. Une balle bien placée est préférable au plus éloquent des discours pour les persuader de vous accompagner.

Ainsi donc perdis-je la journée du lendemain à palabrer d'abord, à chassailler ensuite. Je fus assez heureux pour abattre un sanglier dans l'après-midi et, sur l'instant, l'on proposa d'aller, dès la prochaine aurore, à la poursuite d'un troupeau d'éléphants, qui se trouvait, selon mes hôtes, à une dizaine de kilomètres de là. Nous revînmes au camp avec le crépuscule. La randonnée avait été relativement courte ; je n'étais pas fatigué.

Après un frugal repas, je me disposais à m'allonger sous la moustiquaire lorsqu'un pisteur vint me demander d'aller faire un tour dans les environs avec la lampe de chasse, dans l'intention de tuer un cerf. J'acceptai, à la condition de ne pas aller loin, voulant garder mes forces pour le lendemain. Je le regrettai par la suite, car la petite ballade projetée devint une excursion fort longue. Il en est toujours ainsi lorsqu'on n'a pas la chance de tirer dès le début le gibier convoité. Le guide à qui vous demandez de vous ramener au campement dit oui et vous emmène toujours plus loin, dans l'espoir d'une rencontre possible. Vous êtes contraint de le suivre sans objection : comment se retrouver, en pleine nuit, dans la forêt ? Par contre, j'ai connu des chasseurs voulant à tout prix chasser de nuit contre le gré de leurs guides et qui tournaient des heures entières autour du même mamelon ou dans un même cercle, sans rien voir, évidemment ... Petite vengeance ...

Ayant chaussé les bottes et pris la carabine, quelques balles, je partis, lanterne sur la tête, suivi du Moï qui me guidait. La nuit était d'un noir opaque, favorable à ce genre de chasse. Pas une étoile : un temps orageux avait disposé entre elles et nous un écran de nuages qui rendait l'atmosphère lourde et la marche pénible. Nous fîmes des kilomètres sans apercevoir seulement un œil de civette.

Vers onze heures, je proposai de prendre la route du retour. À minuit, nous n'étions pas arrivés ! Je commençai à montrer ma mauvaise humeur, voyant que je ne pourrais jamais résister, le lendemain, à la longue marche qui nous attendait.

J'entendais depuis un moment un concert confus de feuillage heurté, de branches brisées, de ronflements imprécis et questionnai le Moï à ce sujet. J'étais jeune et ignorais encore les bruits caractéristiques produits par un troupeau d'éléphants en marche ou arrêté. La réponse me vint de l'un d'eux, qui poussa un barrit strident qui me fit frissonner.

La harde se trouvait à une centaine de pas. Non seulement je ne cherchai point à la voir, mais je fis demi-tour et parcourus dans un temps record trois cents mètres, tel un Ladoumègue en piste. Arrêté, je m'égosillai à appeler le Moï, qui s'était volatilisé ; ce ne fut qu'environ un quart d'heure plus tard qu'il répondit à mes appels, du haut d'un arbre où il était juché. Ayant rallumé la lampe, éteinte à dessein pour ne pas guider les éléphants vers nous, au cas où ils auraient amorcé une offensive, je fus quérir mon poltron, qui descendit, tout tremblant. Je ne fis aucune observation, bus une gorgée de rhum au flacon qu'il portait, et, cette fois, sans attendre que je lui demande, il prit, d'un pas prompt, la route du retour. Nous fûmes au campement à trois heures du matin ; moi, exténué. Je m'allongeai tout habillé sur ma couche, m'endormis immédiatement. Tiré de mon sommeil à cinq heures et demie par le pisteur, je me levai, courbaturé, jambes raides. Comment allais-je affronter les kilomètres de la journée ... ? Mon café était servi ; je le bus doucement, m'imaginant que dix minutes de plus à flâner me redonneraient les forces qui me manquaient. Sachant que nous ne serions pas de retour pour le déjeuner, je bourrai ma musette de conserves. Le Moï prit du riz, la marmite en cuivre, un bidon d'eau ... Nous partîmes ...

Jusqu'à sept heures, je suivis lamentablement, usant de toute ma volonté pour ne pas demander au traqueur le retour au campement. Puis, peu à peu, la fatigue disparut ; à huit heures, après avoir cassé la croûte, je repartis, dispos.

J'aurais voulu que, ce matin, nous nous rendissions à l'endroit où, quelques heures plus tôt, se trouvaient les éléphants, afin de prendre leur piste de là. Or le Moï avait jugé que nous devions aller directement à la montagne, où ils ne pouvaient manquer d'être. Évidemment, le trajet était beaucoup plus court, mais moins sûr, à preuve que nous ne trouvâmes pas d'éléphants ce jour-là. Engagés dans une plaine coupée de forêt-clairière, l'herbe était haute de 0m,70 à 1m,20, suivant les endroits et, de cette herbe, cachés, surgissaient sous nos pas, à des intervalles de trois à quatre mètres, par un ou plusieurs, ou par masses de cinq à vingt mètres de diamètre, des blocs de granit, qu'il nous fallait escalader ou contourner. Cette avance fut extrêmement pénible ; j'avais les pieds meurtris, ensanglantés.

À midi, nous nous arrêtâmes dans le lit d'un torrent à sec. Le pisteur fit un trou dans le sable pour rencontrer l'eau. Le bidon était vide depuis huit heures ... Il la trouva, et ce fut un délice de boire ce liquide boueux, filtré seulement à l'aide du mouchoir ... Après une heure de repos, je fis un tour, longeant la berge. Et que découvris-je, à l'ombre d'une touffe de bambous ... ? Une flaque d'eau claire ! ... ce qui me rendit furieux. Oui ... creuser un trou pour s'abreuver d'eau sale alors qu'à cinquante mètres de là s'offre un breuvage quasi parfait ! ... C'est bien ici, brousse, l'un de tes tours !

À treize heures, nous repartîmes vers cette montagne à éléphants, qui semblait plus rapprochée maintenant. La marche, accompagnée de sauts de rochers en rochers, recommença, pénible. À dix-sept heures, nous n'étions cependant qu'au pied de la masse de verdure qui, depuis le matin, paraissait s'éloigner au fur et à mesure de notre avance.

Exténué et souffrant de la soif, je m'allongeai à terre et dis à mon compagnon que je ne bougerais plus tant qu'il ne m'aurait pas rapporté de l'eau. Stoïque, il partit, le bidon en bandoulière, sonnant la ferraille. Je pense que le Moï avait également grand soif pour aller ainsi, sans rechigner, à la rechercha d'un ruisseau ou d'une mare, car il était aussi fatigué que moi.

Je n'en pouvais plus. Mes pieds endoloris me faisaient souffrir. J'avais dû, dans le courant de l'après-midi, retirer mes espadrilles à semelle de corde, déchiquetées par les rochers, et les remplacer par des chaussures de tennis, mises à tout hasard dans la musette. Heureusement ! mais, avec ces semelles minces, le moindre caillou me meurtrissait le pied, cette sortie me fut une bonne leçon et, par la suite, je ne partis jamais sans une bonne paire de chaussures de rechange.

Le traqueur revint à dix-huit heures, mine réjouie, bidon rempli d'eau, que je vidai aux trois quarts sans désemparer. Il me dit qu'un ruisseau limpide coulait au pied de la montagne, à deux kilomètres d'ici, et que, de plus; il avait relevé la trace des éléphants qui s'y étaient arrêtés. L'heure étant trop avancée pour songer à reprendre notre marche et la fatigue aidant, nous décidâmes d'établir notre campement de fortune pour la nuit, au bord du ruisseau, et nous y rendîmes tout de suite.

Mon compagnon ayant choisi un endroit dégagé, favorable, se mit à laver le riz, alluma du feu. La marmite en place, il partit à la recherche de bois mort pour la nuit, puis couper des branches afin d'édifier une légère protection contre les fauves, entre la forêt et le foyer. Ceci fait, une couche de feuillage fut aménagée dans l'intervalle, à proximité du feu, où nous passerions la nuit.

Quelle excellente idée j'avais eue le matin en prenant des conserves, et plus que de raison ! C'était déjà un second repas que nous allions faire grâce à elles, et il fallait penser au troisième, celui du lendemain midi ! Nous en aurions assez : c'était une aubaine !

Nous fîmes un bon casse-croûte, qui aurait même été excellent si nous avions eu une tasse de café ou de thé pour terminer. Enfin, il ne faut pas être trop exigeant, et nous nous endormîmes pleins d'espoir pour le lendemain.

*
* *

Il devait être entre deux et trois heures du matin lorsque le traqueur me sortit d'un lourd sommeil :

— Monsieur, y'en a entendu éléphants : beaucoup bon. Demain bonne heure, nous tuer.

Il était radieux, mais, moi, pas encore habitué aux mastodontes, j'étais peu rassuré. Le troupeau se tenait, d'après les barrits et autres sons perçus, à quatre cents mètres. Nous ouïmes encore des bruits de branches pendant un certain temps, puis tout redevint calme.

Je fus long à retrouver le sommeil et venais à peine de m'assoupir lorsque j'entendis :

— Mesieu, moyen lever !

Il faisait encore nuit, mais là-bas, vers l'est, le ciel plus clair annonçait l'aube prochaine. Il était grand temps de déjeuner pour aller enfin rejoindre cette piste tant désirée. Le soleil se levait lorsque nous la reconnûmes. Une douzaine de bêtes venaient de passer là, s'égaillant parfois sur un espace assez grand pour avancer tantôt en troupeau, tantôt à la file indienne. Le traqueur jubilait :

— Sûr pas bien loin ! Sûr nous bientôt voir !

En effet, une laissée, rencontrée et retournée du pied, était encore fumante.

Nous avançons maintenant avec précaution. Il est sept heures et demie, le soleil chauffe déjà dur, et je fais des vœux que la poursuite ne s'éternise pas. Je sais bien que je ne pourrai fournir un parcours semblable à la veille ..., je me sens plutôt mou ...

Sept heures cinquante ... Le Moï s'arrête, tend l'oreille, puis, le doigt pointé sur notre droite, dit :

— Lui là ; toi aller.

Mon cœur fait toc-toc tout à coup ; je l'entends battre à coups précipités. Comment vais-je me comporter, seul devant ces géants ... ? Le traqueur a maintenant fini son travail ; il ne me reste plus qu'à l'auréoler en faisant le mien.

J'avance timidement de cinquante mètres, et j'aperçois le premier du troupeau : une femelle énorme ayant à côté d'elle un petit, qui joue avec les basses branches d'un dau (arbre à huile). Je le contourne et arrive sur un groupe de quatre femelles ... J'entends du bruit sur ma gauche, m'y dirige et tombe sur une femelle encore accompagnée, toutefois, d'un jeune mâle qui me tente ; mais, à bien regarder, je trouve que ses défenses sont petites. Je reviendrai vers lui si je n'en trouve pas de plus gros. Je continue, pour rencontrer trois énormes dos gris, immobiles derrière un buisson. M'ont-ils entendu ou flairé pour rester ainsi sans bouger ? Non, l'un d'eux lève la trompe pour accrocher une branche. Je biaise, afin de revenir sur eux de face et de me rendre compte s'il y a un mâle. Désillusion ! Encore trois femelles ! ... Je commence à désespérer.

Un léger bruit sur la gauche me fait tourner la tête. À une vingtaine de mètres, le feuillage remue, mais je ne distingue rien du tout d'abord. À deux mètres du sol, j'ai vu un point blanc disparaître : c'est, à coup sûr, une défense ... Je suis haletant ... L'animal va-t-il se montrer ou partir sans que je puisse le tirer ... ? Je vois la tête du pachyderme émerger de l'écran de feuillage. Déjà la carabine est à sa place. Le coup part. Dans un fracas de branches brisées, la masse s'effondre.

Le coup a été foudroyant ! La balle a pénétré de face, à la naissance de la trompe. Ma victime, dans un dernier spasme, allonge les jambes, raidit la trompe ... C'en est fait ! Huit heures dix ...

À mon coup de feu, le troupeau s'est lancé en trombe vers le sud. Le Moï est déjà là, ne marquant cependant sa joie que par un sourire. Je me suis rendu compte, par la suite, que ces indigènes ne sont pas expansifs, contrairement aux Annamites, qui, eux, sont d'une exubérance extrême.

Je suis satisfait, heureux ... Vraiment, la confiance que j'avais en moi-même était très limitée. Je m'en suis tiré honorablement et, si j'osais, m'adresserais des félicitations ... Je pense déjà aux chasses futures et déplore qu'il n'y aura jamais assez de dimanches et de congés pour assouvir ma passion.

Pour le moment, il faut aller au plus pressé, enlever les défenses de l'animal, travail long et fatiguant, minutieux aussi, car il sied de ne pas entamer l'ivoire du tranchant de la hache. Nous voici à l'oeuvre, et le traqueur se montre adroit à la besogne. Nous mettrons quand même trois heures, hachant et sciant chacun à notre tour, pour extirper ces deux modestes pointes de cinq kilos ... mais, quoi ... mes premières !

À midi, après un déjeuner sommaire, nous prenons la direction du retour. Par un raccourci, cette fois, et en évitant la plaine de rochers. Nous arrivons à dix-sept heures au campement, où on nous fait fête.

Immédiatement, la nouvelle se propage et, en un instant, je vois tous les valides du village, hotte au dos et coutelas en main, rassemblés pour partir à la curée. Car les Moïs apprécient particulièrement la chair de l'éléphant. Je ne les verrai pas revenir, car j'ai hâte de rentrer chez moi. Je ramasse mon bagage et, à vingt et une heures, suis de retour.

Un bon dîner, des boissons glacées ... et mon lit ... Autres satisfactions ...

Récits d'Allain le Broussard, enregistrés par

Marcel FAUCHOIS.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 585