Malgré les misères qu'apporte la neige aux malheureux, la
gêne qu'elle cause à nos travaux ruraux, j'ai toujours aimé sa parure blanche
pour le calme religieux qu'elle met sur la campagne.
Combien de souvenirs elle rappelle à l'âme du chasseur, que
de belles prises elle évoque, de beaux coups de fusil sur la sauvagine qui nous
vient avec le froid ! Il faut les avoir vécus dans l'élément même, la
profondeur des sous-bois ouatés devenus le royaume du silence, le long d'un
cours d'eau dont le courant est prisonnier de la glace.
Pour moi, chasser la sauvagine dans un tel décor est un
privilège royal et, depuis que je sers le grand saint Hubert, je n'ai jamais pu
contenir ma passion pour l'hiver.
C'était il y a six ans. Depuis quelques jours, le temps
était au froid vif, sous un ciel de plomb ; une neige épaisse couvrait la
terre. Quelques vols de canards avaient paru, traçant sur le ciel sombre leur
chapelet tendu. Tout gelait ailleurs, mais les rives boisées de l'Adour et de
l'Estèous, avec leurs eaux rapides et vives, attiraient de loin ces vols. Plus
d'un avait déjà payé son tribut à ce dangereux repos et je comptais un tableau
fort honnête de colverts, souchets, et même un couple de tadornes, ce
magnifique gibier, si rare dans ma région.
Un jour, après déjeuner, m'arrachant aux délices d'un bon
feu malgré l'insistance de ma bonne mère alarmée, je partis vers la rivière
familière de mes chasses. À la vitre, le thermomètre marquait -10°.
L'Estèous, paresseux et lent à la belle saison, torrentueux
l'hiver, offre une multitude de méandres encaissés, blottis au pied des tertres
boisés qui l'entourent. Les rameaux le recouvrent parfois et le masquent sur de
longs parcours. Aussi les canards le recherchent lorsque le nord glacial
souffle avec rage ou lorsque la tempête de neige drape de blanc les vieux
troncs rugueux des saules inclinés, fouette silencieusement les épais buissons
de ses berges, efface sous son manteau immaculé le détail des ramures courbées
au-dessus de l'eau.
J'allais sans ambition. Le matin, je n'avais rencontré
qu'une cane ; je l'avais tuée. Une bise noire soufflait dans les futaies,
lugubre, balayant en tourbillon la neige poudreuse gelée et la précipitait avec
un grincement métallique vers l'épaisseur des bordures. Durant mon trajet,
quelques vanneaux transis, la tête engoncée dans leurs plumes ébouriffées,
avaient imploré ma clémence par leur « Pi ... i ... ouit ! »
de détresse. Un vol de corbeaux affamés s'était levé à courte distance,
laissant sur la neige la trace de leurs tentatives infructueuses de fouilles
d'un sol gelé. Il y a six ans, les munitions étaient trop rares pour que je les
use à leur intention. Plus loin, dans le creux d'un ruisselet glacé, une
bécassine au vol pénible vient chercher pitance. Partout je lis la souffrance
des pauvres bêtes dont, à l'instant, un couple ravissant de bouvreuils semble
chanter la litanie plaintive en fuyant au-devant de moi d'un vol saccadé.
Le vent fait larmoyer mes paupières et, jusque sous mon
cache-nez, vient brûler mes oreilles. Me voici à l'Estèous. Boucle après
boucle, les nerfs au guet, j'explore ses méandres. Soudain, à l'un de ses
détours, claque un grand fatras d'ailes, un sifflement de fuite précipitée. Une
douzaine de colverts viennent de se mettre à l'essor.
Gêné par les branches, j'ai à peine le temps d'arrêter
net deux malards en un doublé rapide, au passage d'une clairière. J'entends
leur lourde chute dans l'eau, dont le courant rapide les emmène. Vite, je cours
en aval et descends la berge pour les cueillir au passage. Les voici, trop au
large, hors d'atteinte, et pas le temps de couper la moindre gaule. L'un,
désailé, agonisant, le cou allongé, dodeline la tête. Il se laisse ballotter
par l'onde et recrache avec un petit. « Tff ... t, Tff ... t »
l'eau de ses narines. Un remous le saisit et l'arrête à cinq mètres du bord,
sous une souche d'aulnes vives formant îlot.1i>
L'autre malard, inerte, file toujours sur l'eau d'ébène, où
son plastron fait un bel et clair relief. La chance veut qu'un aimable confrère
tarbais passe providentiellement sur la rive opposée. Il parvient non sans
peine à s'en emparer et me l'expédie par la voie des airs.
Sur le remous, l'autre canard semble être un peu « requinqué ».
Je tente de l'amener avec une gaule — hélas ! elle est un peu courte
— et ne réussis qu'à le voir enfoncer sous l'enchevêtrement des racines.
Au fond de cet entrelacs obscur, je vois encore sa tête d'émeraude. Que faire ?
L'achever d'un coup de 4 ? je le broierais ; or je ne suis pas un
gâcheur et ne goûte aucune joie à ramener un gibier informe. Mon sportif
confrère, qui est un peu plus loin, me demande le plaisir de l'opérer lui-même,
mais je décline son offre. D'ailleurs, il me faudrait quand même aller
l'extraire de sa cachette.
Au fond, lorsque l'on va en rivière, où s'offre si souvent
la nécessité de finir une pièce, l'on devrait emporter toujours quelques
cartouches à demi-charge ; elles suffisent à faire le travail proprement,
sans rien gâcher.
Je me décide. En un instant, me voici déguisé en « bourgeois
de Calais » avec, en moins, « la chemise et la corde, au cou »,
prêt, non pas à la potence, mais à me lancer dans le bain. Mes pieds nus
foulent un beau tapis moelleux de neige, puis de glace épaisse. Brrr ! que
c'est donc froid ! J'entre franchement dans l'eau, soudain, ouf ! ...
un trou, dans l'eau jusqu'à la poitrine ; j'en ai le souffle coupé et mon
collègue d'en face en a, je crois, le frisson ! ... Voici mon canard
blotti au plus profond de la souche. Allongeant le bras, je caresse son
croupion de velours et le tire à moi. Il ne doit pas aimer les chatouilles ;
d'une violente secousse, il m'échappe et plonge au plus profond, sous d'autres
remises insondables. Je ne l'ai plus revu et n'en ai conservé comme trophée que
deux plumes frisées pour ma boutonnière.
En hâte, je sors du bain. Quel supplice ! j'en suis
bleu, violet, raidi. Vite, il me faut passer des vêtements eux-mêmes glacés et
mes grosses chaussettes de laine servent à frictionner énergiquement mes pieds
« sans connaissance ». Enfin, vêtu, chaussé, je me précipite vers la
prairie attenante pour une course salutaire et réchauffante. « Quel fou ! »
devait penser l'ami tarbais. « Pas tellement ! » puisqu'un
instant plus tard, bien réchauffé, je revins sur mes pas, remontant l'Estèous,
et, d'un doublé réussi, allongeai deux autres beaux malards, que je n'eus,
cette fois, aucune peine à cueillir.
Le lendemain, pas le moindre petit rhume ! Si j'ignore
quel patron protège les ivrognes, puisse toujours notre grand saint Hubert
avoir soin de ses « fous ».
H. DEBATS.
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