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Souvenirs d'Amérique Latine

Le Nacurutu

Était-ce un enfer ? Était-ce un paradis ? ... Question d'âge et question d'appréciation. Question d'âge surtout.

Charadaï, actuellement nœud ferroviaire, se nommait, en 1906, le kilomètre vingt-cinq de la ligne de chemin de fer qui devait se construire et relier la Sabana à Puerto-Barranquéras, dans le Chaco Austral. On donna, par la suite, à la gare, le nom de la tribu indienne qui peuplait ces forêts avant l'arrivée du rail.

Il n'y avait alors en ce lieu que la forêt de québrachos rouges non encore déflorée, quelques lagunes voisines et mon petit « rancho ».

Ce qu'il y a d'indiscutable, c'est que la vie y était rude, qu'il fallait être jeune, avoir de la foi et de la ténacité pour y demeurer.

Un enfer, cet été austral avec ses chaleurs torrides, ses tornades, ses nuées de gros moustiques noirs qui s'abattaient sur les bêtes et sur les humains pour y pomper le sang sans répit. C'étaient ces chiques qui vous obligeaient journellement à de petites opérations chirurgicales, sommaires il est vrai ; mais désagréables, pour extraire de vos pieds, sous vos ongles, ou d'ailleurs, ces boules d'œufs ou de larves de la grosseur d'un petit pois.

C'était la « polvorina », cette petite mouche vénéneuse, de la taille d'une puce, qui traversait les moustiquaires les plus serrées pour vous couvrir le visage et la poitrine de petits points rouges douloureux.

C'étaient aussi les vipères de toutes catégories qui venaient nicher jusque dans le rancho.

C'étaient des nuits d'insécurité, exposés aux razzias meurtrières d'Indiens pilleurs. C'était l'épidémie de « cadéra » qui, chaque année, vous emportait la totalité de vos chevaux.

Mais c'était un paradis pour les chasseurs. Un paradis pour les oiseaux, et c'est bien de ces derniers que je garde encore le souvenir le plus charmant.

Le bouquet de québrachos géants sous lequel était bâti mon rancho paraissait être le rendez-vous de milliers de ces aimables petites bêtes aux races infiniment diverses et que les migrations renouvelaient sans cesse. À part quelques exceptions, elles étaient presque familières, et les débris de maïs que laissaient mes chevaux en rassemblaient des bandes nombreuses. Il y avait là des palomitas, habituées de la maison, gracieuses petites tourterelles de la taille d'une alouette ; des cardinaux vieux et jeunes, ces derniers reconnaissables à leur crête, ou plutôt à leur huppe dont la couleur brune ne devient écarlate qu'avec l'âge. Des perruches de toutes tailles, des oiseaux chanteurs de toutes catégories ; mais dont certains tout petits, gros comme des roitelets de chez nous, étaient d'une vivacité surprenante.

J'eus un jour l'idée, la triste idée, d'essayer d'en capturer : ce ne fut pas compliqué. Une caisse à pétrole défoncée et munie d'un grillage, un support attaché avec une ficelle que je tirais depuis mon rancho ; quelques grains de maïs et, à chaque coup, une demi-douzaine de ces pauvres petites bêtes étaient prisonnières.

Il fut bientôt nécessaire de construire une volière où je devais rassembler une centaine de pensionnaires. Et ce fut ainsi que mon rancho devint le siège d'un orchestre prodigieux.

Un jour, je dus m'absenter pour quelque temps et laisser la garde de mon humble logis à mon domestique indien. Que fit-il durant mon absence ? Je ne pus jamais le savoir, mais, à mon retour, je trouvai tous mes oiseaux morts de faim et de soif. C'est depuis ce moment qu'il m'a été insupportable de voir un oiseau en cage.

La nuit, afin d'avoir un peu d'air, nous couchions dehors, nos moustiquaires à mailles serrées installées au-dessus de nos lits de camp, carabine à portée de la main et revolver sous l'oreiller. Lorsqu'il y avait un peu de brise, c'étaient les moins mauvais moments de ces journées pénibles. Les étoiles, les belles constellations du Sud : le Scorpion, la Croix, les Nuées de Magellan, apparaissaient bientôt dans un ciel noir et pur. Tout se taisait, le silence et la paix n'étaient plus troublés que par le bourdonnement des insectes.

En vérité, la première nuit, je ne pus fermer l'œil ; le cadavre d'un cheval mort et que j'avais dû faire enlever la veille avait laissé le sol imprégné d'une odeur si épouvantable qu'on se serait cru au milieu d'un charnier. J'étais donc en train de contempler les splendeurs du ciel austral lorsqu'un cri, suivi d'une plainte, me fit dresser sur ma couche et saisir mon arme : Gnacouroutou ... hou ! hou ! ... C'était la supplication d'un mourant qui demandait secours. Quelque chose de traînant, de lugubre, de lamentable.

Je saisis une de mes bottes et la lançai sur la moustiquaire de l'Indien qui dormait à quelques pas de moi; il se leva et vint vers moi, le couteau à la main. Il n'avait rien entendu et nous nous apprêtions à nous recoucher, lorsque la plainte recommença. Il éclata alors d'un rire sonore et me montra dans les branches du québracho une espèce d'énorme hibou qui s'envolait.

Nous nous recouchâmes ; mais le sommeil ne vint pas. L'odeur était là, implacable, eh ! puis, là-bas, à cent mètres plus loin, la plainte recommençait : Gnacouroutou ... hou-hou ! ...

Léon VUILLAME.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 588