Un fait qui m'a toujours étonné au cours des guerres
1914-1918 et 1939-1940, que j'ai faites toutes deux entièrement au front, est
de constater que les bêtes « que l'on appelle sauvages », comme les
qualifie André Demaison dans le titre d'un de ses beaux livres, et en
particulier le gibier, ne se laissent nullement impressionner par le tonnerre
des canons, le fracas des explosions, le crépitement des mitrailleuses et des
fusils, le vrombissement des avions, les allées et venues de troupes, et
continuent leur vie comme si de rien n'était.
Je crois que tous les anciens combattants seront d'accord
avec moi sur ce point.
Jusqu'à leur anéantissement total, on trouvait dans la zone
de feu et dans le no man's land entre les lignes les bêtes les plus
diverses et des espèces les plus timides : lièvres, perdreaux, alouettes ;
en plaine, chevreuils et sangliers ; dans les bois, renards, fouines,
belettes, rapaces diurnes ou nocturnes, petits oiseaux etc., sans parler des
corbeaux qui, par bandes, en hiver, étaient les grands charognards du champ de
bataille, des rats, qui étaient la plaie des tranchées et qui pullulaient, et
des chats errants venant des villages dévastés et redevenus sauvages.
Las poilus des premières lignes ne se faisaient pas faute de
tirer le gibier au Lebel, et j'ai vu plusieurs fois, quand j'étais officier
observateur d'artillerie dans les tranchées d'infanterie, des fantassins ramper
au delà des barbelés pour aller chercher des lièvres, des perdreaux et même des
alouettes, tirés à balle depuis leur créneau, et cela au risque de recevoir un
coup de Mauser ou une rafale de mitrailleuse. On faisait alors bon marché de sa
vie !
Dans le bois le Prêtre, de sinistre et glorieuse mémoire,
dont ma division, la 73e de Toul, a gardé fièrement le nom, on trouvait
en 1915, à 500 mètres de la zone de mort et de crapouillotage incessant que
constituaient les premières lignes, des coins idylliques, où les oiseaux
chantaient dans les grands hêtres, où l'on cueillait du muguet au printemps, où
l'on voyait des lièvres filer dans les broussailles.
Alors on chassait malgré l'interdiction théorique, et je ne
peux m'empêcher de vous raconter quelques histoires cynégétiques de cette
époque.
Au printemps de 1915, mon groupe de 75 était en batterie sur
un grand plateau ondulé, aux lisières ouest du bois le Prêtre. Nous tirions
surtout dans le secteur du fameux Quart en Réserve et de la Croix des Carmes,
mais aussi vers la Wœvre et le bois de Mortmaré.
Le P. C. du groupe était à 500 mètres en avant des
batteries, dont les obus nous passaient au dessus de la tête et un peu en
arrière d'une crête où nous avions un observatoire à vues très étendues.
La vie y était plutôt sévère et, depuis le début de la
guerre nous ignorions le repos à l'arrière. Nous étions très bombardés et on ne
parlait pas encore des permissions de détente.
L'équipe d'excellents frères d'armes que formaient les
officiers du groupe et des batteries chercha alors des dérivatifs et des
distractions.
Après avoir fait venir de Nancy un phonographe, qui un mois
après portait les glorieuses blessures de trois éclats dans sa caisse et son
pavillon, reçus à la suite de l'arrivée inopinée d'une rafale de 105 au cours
d'une audition en plein air, nous décidâmes de chasser.
Il y avait en particulier beaucoup d'alouettes sur notre
plateau, mais nos mousquetons Lebel n'étaient pas très adaptés à ce genre de
tir. L'officier d'approvisionnement, qui allait quelquefois à Nancy pour le
ravitaillement et les achats du groupe, fut chargé de nous rapporter une arme
plus adéquate.
Il nous trouva, sur nos indications, un mousqueton
d'artillerie Gras, transformé pour cartouches de chasse calibre 20.
En cet heureux temps, une telle arme coûtait vingt-quatre
francs. C'était le plus cher des fusils transformés par Saint-Étienne, car le
modèle Gras d'infanterie, modifié en calibre 24 lisse, n'était tarifé que douze
francs.
Le mousqueton avait l'avantage d'un calibre plus fort, d'une
plus grande maniabilité et d'être à peu près semblable au modèle réglementaire,
dont étaient encore armés les servants de certaines batteries territoriales.
Pour les munitions, ce fut plus difficile. On trouva chez
les armuriers de Nancy des douilles et des bourres, mais la vente de la poudre
et du plomb était interdite.
La poudre sans fumée des cartouches Lebel était trop
brisante pour notre mousqueton. Aussi nous nous procurâmes, par le Parc
d'artillerie de Toul, une ancienne gargousse de canon de 95 millimètres à
poudre noire. Son sachet de serge verte contenait plus de 2 kilogrammes de
poudre en gros grains de 5 à 8 millimètres, qui broyés, dans un culot d'obus
allemand, nous donnèrent un produit acceptable bien qu'un peu poussiéreux.
Le plomb en nature ne manquait pas sur notre plateau. Il
suffisait de se promener autour de l'abri de groupe pour ramasser des quantités
de balles rondes venant des shrapnells fusants, dont les boches nous arrosaient
constamment.
Nous en fîmes fondre dans une gamelle. Je montai dans les
basses branches d'un arbre et laissai tomber en pluie le plomb fondu dans un
plat de campement plein d'eau par l'intermédiaire d'une passoire formée d'une
boîte de singe vide criblée de coups de poinçon.
Nous obtînmes ainsi des plombs un peu irréguliers et dont
beaucoup avaient la forme de larmes bataviques, mais, après un tri minutieux,
nous eûmes de quoi remplir convenablement nos douilles.
Un paysan d'un village encore occupé en arrière des lignes
nous prêta un miroir à alouettes. Nous nous accroupissions à deux dans une des
tranchées allemandes de 1914 qui sillonnaient notre plateau, tant pour nous
cacher du gibier que pour nous planquer rapidement en cas d'arrivée d'une
rafale d'obus boches. L'un de nous actionnait la ficelle du miroir, l'autre
tirait.
Nous fîmes ainsi de beaux tableaux d'alouettes qui, plumées
et entourées d'une bande du lard du ravitaillement, étaient incontinent rôties
par notre cuistot dans un plat de campement sur des tranches de boule grillées.
Cela dura jusqu'au jour où un colonel d'infanterie grincheux
signala à la division que des artilleurs mal intentionnés inquiétaient ses
troupes de première ligne, en exécutant des fusillades sur leurs arrières.
Il ne se plaignait pourtant pas des tirs de barrage que ses
fantassins nous demandaient plusieurs fois par jour, et surtout par nuit, et
qui nous attiraient des ripostes immédiates de l'artillerie allemande. Quoi
qu'il en soit, on nous pria de cesser la chasse au miroir.
Quelques jours après, étant dans l'abri du groupe, simple
trou recouvert de troncs d'arbre, je reçois un appel au téléphone du maréchal
des logis de surveillance à notre observatoire, sur la crête, à 200 mètres de
nous.
— Mon lieutenant, il y a une compagnie devant
l'observatoire.
Sa voix était si étranglée par la surprise et l'angoisse que
je lui demande instinctivement :
— Une compagnie de quoi ? De boches ?
— Non, mon lieutenant, de perdreaux.
J'alerte le vieux Charles, camarade ainsi appelé à cause de
son prénom, bien qu'il eût moins de trente ans, et chasseur meusien fervent.
Nous empoignons le mousqueton Gras et courons à l'observatoire. Effectivement,
nous constatons qu'une compagnie d'une quinzaine de superbes perdreaux piète à
10 mètres de la lisière.
— Allez, dis-je à voix basse au vieux Charles qui avait
le mousqueton, tire ces trois-là d'enfilade, tu les auras d'un seul coup.
— Tu n'es pas fou, me répond-il. Tirer des perdreaux au
posé ! J'aimerais mieux crever. C'est aussi indigne d'un chasseur que de
tuer un lièvre au gîte. Frappe dans tes mains, ils s'envoleront, et je les
tirerai en l'air.
Je m'exécute. Les perdreaux partent à grand fracas. Le vieux
Charles les tire ... et les manque. Il était un peu déconfit.
— Cela ne fait rien, dit-il. Ils sont remisés un peu
plus loin. Sortons dans le bled, en dehors de la tranchée. Tu me les rabattras
et je les aurai.
Ainsi fut fait. Je lui ramenai les perdreaux deux fois et
deux fois il les manqua.
Nos munitions de fortune y étaient peut-être pour quelque
chose.
Mais les boches, en pleine vue desquels nous étions et qui avaient
d'excellentes lunettes à ciseaux, ont dû se demander dans quel but ces deux
Français se livraient à d'étranges évolutions sous leur nez en terrain
découvert.
Cependant ils ne nous inquiétèrent pas, admettant sans doute
que nous n'étions pas dangereux.
Un endroit, par contre, où nos poilus firent de beaux
tableaux de chasse fut le secteur de l'est de Lunéville, où la 73e D. I.
passa l'hiver si cruellement froid de 1916-1917, après avoir perdu
glorieusement bien du monde à Verdun.
La forêt de Mondon, près de laquelle étaient nos échelons,
et la grande forêt de Parroy, dont une partie de notre infanterie occupait les
lisières est, regorgeaient de sangliers. Ces derniers ravageaient les cultures
à l'entour des villages encore habités. Les paysans prêtèrent des fusils de
chasse à quelques braconniers impénitents de nos échelons qui se mirent à l'affût,
des nuits entières, malgré la neige et le froid, qui atteignit 25° en dessous
de zéro. Et, en plus des remerciements des cultivateurs, de nombreux et
succulents rôtis de sanglier vinrent améliorer l'ordinaire des popotes
d'officiers et des hommes.
Dans la forêt de Parroy, les poilus chassaient le sanglier
au Lebel, ce qui n'était pas sans danger, car en allant aux lignes ou en en
revenant on entendait bien souvent siffler des balles « D » à ses
oreilles. Ils creusaient aussi dans la glaise, qui constitue le sous-sol de
cette région, des fosses recouvertes de branchages placées sur les passes de
sangliers et construites dans le genre de celles que font les nègres pour
capturer les éléphants.
Et je me rappelle qu'un fantassin, venant au petit jour
visiter une de ses trappes et y entendant avec joie des gémissements qui
semblaient lui annoncer une belle prise, trouva dans le fond de la fosse un
malheureux artilleur d'une batterie venue se mettre en position la nuit dans le
voisinage et qui, le pied démis, était incapable de sortir du trou dans lequel
il s'était effondré.
Si ces « gibernes d'artilleurs » et histoires de
chasse ne vous ennuient pas trop, je vous donnerai dans un prochain numéro
quelques souvenirs analogues relatifs à la guerre 1939-1940 et aux relations
amicales qui s'établissaient à l'occasion entre les bêtes sauvages et les
combattants du front.
Jacques DE GONNEVILLE.
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