La saison de football a repris, comme chaque année, avec
une vigueur accrue et une force de passion multipliée. Comme chaque année, le
record des associations participant à la Coupe de France est amélioré. Comme
chaque année, nos quarante clubs professionnels ont préparé leur recrutement,
changé d'entraîneurs, annoncé des « perles noires » ou des « goal
getters » internationaux ... Et cinq cent mille Français vont rechausser,
durant l'hiver, les chaussettes de couleur et les chaussures à crampons. Sous l'égide
et l'impulsion de la première Fédération de France, un demi-million de jeunes
hommes vont s'ébattre chaque dimanche autour d'un ballon rond. Je ne crois pas
qu'il y ait un seul sport au monde qui suscite autant d'homogénéité dans la
passion.
L'athlétisme, trop âpre, trop pur ; le ski, le
cyclisme, trop localisés ; la boxe, trop pénible, ne déclenchent pas la
même somme d'enthousiasme parmi les pratiquants et parmi les spectateurs.
Si on établissait le référendum, à travers les cinq
continents, de « votre sport préféré », le football enlèverait ce
concours à une écrasante majorité.
Il a suscité des oeuvres littéraires de haute qualité depuis
Les Onze devant la Porte Dorée, de Henri de Montherlant, jusqu'au
magistral Joueur de Balle, de Jolinon. Il occasionne chaque année un « Prix
littéraire du Football », dont André Maurois a pris la présidence à la
suite de Giraudoux. Et Giraudoux, footballeur lui-même, avait écrit la préface
de Football, joie du monde.
L'an dernier, une Anthologie des trente meilleurs contes
du Football était publiée et connaissait un succès de librairie. Plusieurs
grands écrivains ont pratiqué le football et lui sont restés fidèles (comme
spectateurs). Alexandre Arnoux, Pierre Descaves, Marcel Berger, Francis Ambrière,
André Maurois, le professeur Thomassant sont des assidus des grands matches de
Coupe. Mieux encore. L'Association des Écrivains sportifs a une équipe de
football qui rencontre régulièrement les grandes écoles parisiennes. Cet hiver,
nous avons pu applaudir un match défi entre l'École normale supérieure et le
onze des écrivains, où se distinguaient Paul Vialar, Jean Fayard, Thierry
Maulnier, Georges Magnane, Serge Groussard, Kléber Haedem, Étienne Lalou,
emmenés par leur capitaine, le dramaturge Henri Chabrol, qui fut international
en 1913. Les écrivains l'emportèrent par deux buts à un après une rencontre
âprement disputée. Selon le mot de Marcel Haedrich, qui marqua le but vainqueur :
« Il n'y avait jamais eu tant de matière grise sur un seul ground. »
Le cinéma s'empare du football, dans ses actualités et dans
ses documentaires, et un grand film : Les Dieux du dimanche, avec
Claire Mafféi comme vedette, a été entièrement consacré aux mœurs et aux drames
du ballon rond.
Toutes ces marques d'estime, tous ces témoignages d'intérêt,
tous ces signes de rayonnement social et artistique nous apparaissent bien
pauvres quand on considère les phénomènes d'hystérie collective qui se sont
déroulés à l'occasion de la dernière Coupe du Monde à Rio-de-Janeiro. Les
joueurs brésiliens avaient reçu pour mot d'ordre « vaincre ou mourir ».
Une foule de 160.000 supporters les aidaient puissamment à chaque rencontre. Le
stade était envahi de sifflets, de pétards, de divers instruments de musique,
et les matches se déroulaient dans un fracas assourdissant destiné à affoler
les adversaires européens. Les équipes européennes (sauf la plus modeste :
la Suisse) furent surclassées. En finale, lorsque, au cours du match décisif
qui opposait le Brésil à l'Uruguay, les joueurs uruguayens marquèrent le but
vainqueur manqué, les arrières brésiliens tombèrent à genoux et se signèrent.
Au coup de sifflet terminal, plusieurs spectateurs moururent
d'émotion.
La presse de Rio-de-Janeiro, qui avait donné le pas à la
Coupe du Monde sur tous les autres événements de politique intérieure ou
extérieure, présenta la défaite comme un deuil national ...
De violentes bagarres éclatèrent dans la ville ; on
ramassa des morts et des centaines de blessés ...
Pour ceux qui ignorent quelle violence de passion déchaîne
le sport chez ses adeptes, ces manifestations apparaissent des témoignages
d'extravagance et de folie ... C'est en tout cas un signe spécifique du
siècle que les historiographes ne manqueront pas de signaler et qui apparaîtra
chargé d'invraisemblance pour la postérité : à l'avènement de la bombe
atomique, à une époque où des continents entiers travaillent pour leur vie
même, la guerre civile peut naître du résultat d'un match de football.
Gilbert PROUTEAU.
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