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La grande misère du football professionnel

Tous les Français ne sont pas amateurs de football. Mais tous, bon gré mal gré, remplissent le rôle ingrat de contribuable. À ce titre, les habitants des villes où est entretenue une équipe professionnelle se trouvent intéressés aux choses de la balle ronde. En effet, il devient courant que les municipalités se voient appelées à combler le déficit, le plus souvent considérable, des clubs, en fin de saison. Alors, les dettes criardes atteignent souvent plusieurs millions. À l'issue de l'exercice 1949-1950, six sociétés seulement ont réussi à boucler leur budget : cinq clubs de première division et un de deuxième. Toutes les autres auraient déposé leur bilan et disparu si des concours financiers ne leur avaient été accordés.

Suppliées de prêter leur aide financière, les municipalités se font tirer l'oreille. Puis, dans la majorité des cas, elles s'exécutent. Sans doute ne pourraient-elles agir autrement. Le football passionne une partie relativement importante de la population ; il offre un spectacle moral et sain à la jeunesse. Il semble même à certains que le prestige de la ville serait compromis si ses couleurs ne se trouvaient plus représentées dans le championnat et dans la Coupe de France.

Donc, tous les ans, aux approches de l'été, on annonce que, aux prises avec une situation désespérée, de nombreux clubs vont se dissoudre. Des S. O. S. angoissants sont lancés. À la reprise du championnat, dans les derniers jours d'août, pas une équipe ne manque à l'appel. Grâce à la transfusion de sang — figurée par des liasses de gros billets — les défaillants se redressent, repartent. Les difficultés pressantes sont écartées. Mais le fond du problème n'est pas résolu. Il se reposera, soyez-en certains, dans quelques mois sous une forme identique et, nous le craignons, avec une acuité plus grande encore.

Amis ou non du sport, les contribuables regimbent et on ne saurait leur donner tort. Ceux qui ne sont pas initiés à la vie intime d'une société sportive ne comprennent pas. Ils voient les foules affluer vers les stades ; ils lisent des chiffres de recettes qui leur paraissent énormes et ils se demandent où passe l'argent.

D'aucuns ont tendance à accuser les dirigeants de négligence, voire de malhonnêteté. Ils se trompent. Les « supporters » d'une équipe consentent d'ordinaire de lourds sacrifices financiers. Au lieu de remplir leur portefeuille, ils le vident. Leur gestion est impeccable. Ce qui mérite d'être condamné, ce n'est pas les hommes, mais le système. En toute franchise, il est inacceptable. Sans forcer notre pensée, nous confesserons même que nous le jugeons scandaleux.

Tout d'abord, pour considérer les faits d'un peu haut et dans leur ensemble, nous disons que sport et professionnalisme sont deux mots et deux conceptions qui s'opposent. Avant tout, le sport est un jeu, un exercice destinés à développer harmonieusement le corps, à entretenir et à exalter des vertus viriles. Donner des coups de pied dans un ballon, ce n'est pas un métier.

Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, fort rares sont les coureurs cyclistes et les boxeurs qui tirent leurs ressources de leurs muscles. Dans leur immense majorité, ils continuent à exercer une profession souvent absorbante. Les gains aléatoires dus au sport ne constituent qu'un appoint. S'ils sont sages, ils amassent un capital modeste qui, l'âge de la retraite venu, leur permet d'ouvrir un magasin, de cultiver une terre. Ainsi le petit « mécano » devient marchand de cycles. Il s'élève dans la hiérarchie sociale, et c'est fort bien ainsi.

Le footballeur, lui, est, pendant dix ou quinze ans, une espèce d'artiste vagabond. Il est aussi une sorte de marchandise vendue aux enchères, ce qui est proprement révoltant.

Certes, l'artiste est bien payé quand il accède au rang de vedette. Appointements mensuels, primes de victoire, primes de valeur ou de transfert s'additionnent. Ainsi, on a vu les joueurs du Racing-Club de Paris trouver insuffisants des gains dépassant largement, pour la saison dernière, un million de francs. Ces virtuoses privilégiés possèdent une valeur vénale. Ils sont cotés en bourse deux, trois, voire cinq millions. Ils se vendent, se troquent comme des objets, comme des animaux de prix. Tel qui était fixé à Lille est acheté par Toulouse. Un avant de Nice est échangé contre un arrière de Rennes. Ces errants ne peuvent se fixer nulle part ni exercer un métier stable en marge de leur activité sportive.

Nous mettons en garde les jeunes gens contre le mirage d'une existence large et facile. Ceux qui réussissent sont rarissimes. Dans la France entière, on en compte deux cents au grand maximum. Les autres végètent péniblement avec la perspective de se trouver sur le pavé à trente ou trente-cinq ans, en ayant contracté des habitudes de désœuvrement, car on ne peut affirmer que deux ou trois séances d'entraînement chaque semaine et une rencontre dominicale constituent des occupations suffisantes pour absorber la capacité cérébrale et même physique d'un homme.

En outre, nous le répétons, il est anormal, humiliant d'être assimilé à un objet vendu à l'encan. Le statut du joueur professionnel est une forme de l'esclavage. Un esclavage bien rémunéré, certes. Une sorte de traite des athlètes.

Du point de vue psychologique, l'attitude du public est surprenante. Le chauvinisme local, souvent exacerbé, s'attache à des maillots, non à des hommes. Formée d'éléments hétéroclites recrutés aux quatre coins de la France et à l'étranger, l'équipe représente l'honneur de la cité comme si elle était composée d'enfants de la ville ou de la province. La foule crie : « Allez Nîmes ! », « Allez Strasbourg ! », « Allez Le Havre ! », alors que les joueurs recrutés hors de la région constituent une majorité écrasante. La défaite est considérée comme une catastrophe qui affecte la collectivité tout entière, alors que le succès ou la déconfiture de garçons réunis à coups de millions devraient être presque indifférents. Le public paie aux guichets pour voir gagner « son » équipe. Malheur à l'arbitre impartial qui prétend simplement faire respecter la règle du jeu. Il est sifflé, agoni d'injures, parfois houspillé à la sortie.

Ces excès travestissent l'aspect authentique du sport. C'est parce que nous aimons les combats loyaux de la piste, de la route ou du stade que nous les dénonçons.

Notre conclusion sera brève. Elle est inspirée par une vérité évidente que nous répétons : le football est un jeu. Ne lui prêtons pas, à lui et à ses acteurs, une importance exagérée. Les résultats d'une rencontre comptent moins que la manière avec laquelle elle est disputée. Une défaite ne saurait être considérée comme un deuil, local ou national. Ne prenons pas à la lettre les formules inscrites dans les titres des quotidiens : « Rouen bat Lyon », ou : « L'Italie bat la France. » Conservons le sens des proportions et des valeurs authentiques. Un coup de pied manqué ne peut être, sans ridicule, assimilé à un désastre.

De ce premier conseil, il découle que les footballeurs, même notoires, ne sont ni des phénomènes extraordinaires ni des héros. Nous acceptons que leurs talents soient honnêtement rémunérés parce que nous préférons un professionnalisme avoué à un amateurisme hypocrite. Mais ne prodiguons pas des fortunes pour rassembler des vedettes. L'argent qui est mendié serait mieux employé s'il servait à aider et à former les jeunes qui, eux, méritent tous les sacrifices. C'est au sein de la masse que doivent être recherchés les garçons dignes de figurer dans les grandes équipes. Ce travail de prospection sera long, ingrat et fertile en déboires peut-être. Seul il peut sortir le football français de la mauvaise voie dans laquelle il s'est engagé.

Et quelle satisfaction quand l'avant-centre à la percée foudroyante, le gardien aux arrêts acrobatiques ne sera plus un Suédois fraîchement importé ou quelque étoile achetée à la foire du muscle, mais un petit gars de la ville qu'on aura vu faire ses classes, progresser et s'épanouir !

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 605