En cette matinée encore jeune mais déjà surchauffée de mer
Rouge, trois jours exactement après notre passage au détroit de Bab-el-Mandeb,
j'avais fait prendre à mon navire un mouillage au milieu des pâtés de corail
qui couvrent la plus grande partie de la rade de Djeddah, petite ville arabe
sur les côtes du Hedjaz et port d'accès des villes saintes de Médine et de La
Mecque.
Il y avait à bord un millier de pèlerins de race malaise,
tous originaires des îles de la Sonde, dont les relents de cuisine et odeurs
diverses nous avaient ardemment fait souhaiter cette arrivée. L'aspect sévère
de la terre désertique qu'à leurs yeux la proximité des lieux saints rendait
sacrée avait réduit à des murmures contenus les joyeuses conversations et les
éternelles discussions de la veille. Aussi, dès l'instant où l'embarcation des
représentants de l'autorité hedjazienne vint nous accoster, le silence
devint-il général et au panneau central chacun s'empressa de reculer
respectueusement pour dégager la coupée.
Je me rendis à terre en compagnie du délégué d'une certaine
agence arabe de l'endroit, qui était chargée de procéder, comme de juste, aux
diverses formalités consulaires et médicales obligatoires à l'arrivée d'un tel
chargement humain. Jusqu'à preuve du contraire, en effet, on a l'habitude de
considérer ce dernier dans tous les ports du monde comme suspect de transporter
des maladies pestilentielles et surtout le choléra. Un Arabe très digne me
reçut au bureau de l'agence, où les affaires les plus diverses semblaient se traiter
dans un cadre primitif et spécifiquement arabe. Je me sentis dans cette ville
comme un corps étranger, et m'en rendis de plus en plus compte, lorsqu'à la fin
de nos entretiens mon Arabe, tout en caressant sa belle barbe grisonnante, me
prodigua des conseils sur tout ce que, dans mon ignorance des coutumes de la
population sédentaire et autre, je devais faire et m'abstenir de faire pour
éviter de provoquer dans les rues toujours populeuses de Djeddah des incidents,
qui tourneraient infailliblement à ma confusion. Je relate ce fait parce qu'il
est caractéristique du pays. Mon Arabe détenait les instructions que mes
armateurs lui avaient adressées à mon intention, selon lesquelles je devais
repartir le lendemain avec un important convoi de pèlerins arabes retournant
dans leur pays et qu'avant de rejoindre le canal de Suez je devais déposer à Akabah.
Après le débarquement des pèlerins malais, effectué au moyen
de quatre vieux boutres rachitiques, les formalités administratives retardèrent
pendant des heures précieuses le départ de ces mêmes embarcations qui devaient
maintenant ramener le long du bord mes nouveaux passagers arabes. Je mis à
profit ce retard pour embarquer des peaux et de la gomme, supplément de fret,
dont l'Arabe assurait le Transit. C'est ainsi que je ne parvins à lever l'ancré
que le surlendemain du jour de mon arrivée, après un séjour qu'une chaleur
inouïe avait rendu très pénible, mais dont l'incroyable variété des impressions
nouvelles m'a laissé des souvenirs précieux.
Peu de jours après, je me trouvais à la hauteur du Ras
Mohamed, pointe méridionale de la presqu'île de Sinaï, et m'engageais dans le
détroit de Tiran, qui forme l'entrée du golfe d'Akabah. Ces parages sont
difficiles à cause des innombrables récifs, qui réduisent la largeur du passage
praticable à moins d'un mille. Il est prudent de ne s'y risquer que de jour, et
je n'avais pas trop de toute mon attention pour trouver la passe.
Pour une fois, je voyais maintenant le versant oriental du
massif du mont Sinaï, dont la face occidentale est familière aux coutumiers du
canal de Suez et des lignes d'Extrême Orient. Le golfe d'Akabah ne voit, en
effet, que très exceptionnellement un vapeur. Cul-de-sac maritime situé en
bordure des routes commerciales, il ne possède plus depuis de longs siècles
aucun centre important. L'aspect qu'il présente ne diffère de celui du golfe de
Suez que par la solitude de la mer. Pour tout navire, nous ne vîmes qu'un petit
bâtiment de guerre anglais au mouillage devant l'île Omeïder. Par ailleurs,
c'est la même mer dont le bleu turquoise contraste violemment avec le jaune
brillant des déserts voisins, qui montent en pente douce vers le pied des hauts
massifs rocheux. Excepté au nord vers le Wadi-el-Arabah, la vallée des Arabes,
dont l'entaille se prolonge jusqu'à la mer Morte et contient plus en amont
encore le cours du Jourdain, ces massifs plus ou moins proches de la mer
tombent par endroits presque à pic et donnent, avec leurs teintes variables et
allant du rose clair au violet foncé, à toute cette région son caractère
sauvage, désolé et pourtant majestueux. Aucun phare, aucune balise ne facilité
la navigation dans cette solitude ...
Je trouvais un mouillage devant la plage, qui s'étend au
nord-ouest d'Akabah, car le petit port archaïque de la ville n'est praticable
que pour les boutres indigènes.
Mais le terme de ville est impropre, car Akabah n'est qu'un
petit bourg très sale, plein de mendiants loqueteux et d'un tas de malheureux
affectés des pires maladies des yeux et de la peau. Un vieux fort turc délabré
témoigne de l'importance que, dans un temps déjà lointain, la Porte attachait à
cette localité. Il date du temps où les caravanes de pèlerins et de commerce
venues de Syrie et d'Égypte y apportaient une prospérité dont il ne reste à peu
près rien.
Un vieux grec au nom pittoresque de Kolokotronis me
facilitait les formalités. Il était né ici et connaissait le pays à fond.
Affable et empressé de rendre service, plus instruit aussi que je ne m'étais
cru en droit de le supposer, il profita de la moindre remarque pour faire
valoir son pays d'adoption. Et les occasions se présentèrent, lorsque sur ma
demande il m'accompagnait à l'extérieur de la ville.
— Vous voyez ce monticule plat, me dit-il, en désignant
une espèce de plateau très bas situé à quelque distance, c'est tout ce qui
reste de l'antique Ælana, d'après laquelle les anciens appelaient cette mer le
golfe Ælanitique. C'était le port des Édomites de la Bible sur les côtes de
l'Arabie Pétrée. Les Romains y entretenaient une légion, et plus tard ce fut même
le siège d'un évêché qui disparut en 630, l’année où le gouverneur byzantin dut
faire sa soumission devant les armées de Mohamed. Et là-bas, dans l'ouest, se
trouvait Asion-Gaber, le port des marins du roi Salomon. C'est là que fut
construite la flotte dont parle la Bible et qui partait vers Ophir pour y
chercher de riches cargaisons d'or. Et Akabah, monsieur, ce pauvre village,
était au temps des grands Califes une ville florissante, où vivait une grande
communauté juive. Lors de la première croisade, elle fut conquise par les
chrétiens, mais peu après les armées du sultan Saladin en reprirent possession.
— Ici, monsieur, des milliers et des milliers d'hommes
ont travaillé et combattu ; ce pays a une histoire, et aujourd'hui, de
toute cette grandeur du passé, il ne reste que du sable et ces quelques
misérables cabanes.
Nous avions repris le chemin de la ville, où une embarcation
m'attendait dans le petit port. Érudit sans le savoir, mon compagnon
continuait, d'une voix mélodieuse et avec de charmantes intonations dans son
français très convenable, ses exposés sur les scènes du passé qu'il devait sans
doute aimer à reconstituer dans sa vive imagination. Mais les descriptions
juraient singulièrement avec la sombre nudité du paysage qui nous entourait, et
auquel le crépuscule commençait à donner une allure de décor dantesque.
Entre temps, mon attention avait toutefois été attirée par
des objets bizarres, que de temps à autre je voyais traîner dans le sable. Je
les prenais pour des sortes de nids d'oiseau sans ouverture apparente ;
c'étaient des branchages desséchés recourbés en dedans et tellement entremêlés,
qu'ils constituaient un rond ovale, dépassant légèrement la grandeur d'un œuf
d'oie, dont ils avaient d'ailleurs vaguement la forme. J'en avais bien passé
une centaine avant de céder à ma curiosité. Intrigué par l'absence totale
d'oiseaux de terre, j'en ramassais un pour l'examiner de plus près :
c'était léger comme du foin. Kolokotronis me regarda faire.
— Ce sont des plantes desséchées, me dit-il, le vent du
nord les fait rouler du fond du Wadi-el-Arabah vers la mer. Les Arabes les
récoltent quelquefois pour faire du feu. Nous autres, on les appelle des roses
de Jéricho.
— Des roses de Jéricho !
Ma surprise fut grande, car j'avais entendu ce nom et m'étais
représenté une chose infiniment plus belle.
— Ce n'est pas une rose, en effet, reprit le Grec, et
elle n'a de Jéricho que le nom. Au contraire, on m'a dit qu'il n'y en a même
pas là-bas. Ce sont les croisés qui l'ont ainsi baptisée. C'est une plante comme
une autre, seulement quand ses racines ne peuvent plus trouver l'eau qu'il lui
faut pour vivre, elle se dessèche et, au lieu de mourir, elle se ratatine dans
la forme que vous voyez là, le vent l'arrache avec ses racines, et elle se
laisse rouler jusqu'au moment où, dans une région plus humide, elle se replante
toute seule. En somme, elle fait comme les Arabes ...
Il n'en savait pas plus long, mais il me fut aisé de me
renseigner à mon arrivée à Marseille.
La rose de Jéricho, que les botanistes appellent anastatica
hierochuntica L., est un crucifère et le seul représentant connu du genre anastatica.
Elle est annuelle et sa hauteur atteint une trentaine de centimètres. La tige
est fortement divisée, de sorte que la plante adulte forme un petit buisson
très branchu. Les feuilles sont spatulifères, à forme de losange, entières à la
base et dentelées dans la partie supérieure du petit buisson. L'extrémité des
branches est formée d'une grappe de fleurs, dont la dernière occupe le bout de
l'axe. Les quatre pétales arrondies sont égales et onguiculées, il y a quatre
étamines longues et deux plus courtes. L'ovaire est rond et supporte un court
pistil à stigmate aplati. Le fruit est une silique.
La plante se rencontre en Égypte, en Arabie et en Syrie.
C'est sans aucun doute son humeur vagabonde probablement unique dans le règne
végétal, qui la fit remarquer très tôt dans la flore de l'Orient. Il y a lieu
d'ajouter6 qu'une fois ses fruits mûris la rose de Jéricho perd ses feuilles et
quitte son habitat même sans y être poussée par la sécheresse. Ses branchages
possèdent des propriétés hygroscopiques spéciales, qui leur permettent
d'absorber la rosée ou même l'humidité de l'air et de se déployer alors une
nouvelle fois après avoir ressemblé pendant des mois à une plante complètement
desséchée et morte.
Les premiers croisés l'ont rapportée et fait connaître en
Europe. Elle devint pour eux le symbole de la résurrection, et resta à ce titre
pendant de longs siècles, aux yeux de la société médiévale, un objet précieux
et vénéré. À cause de son nom sans doute, et pour les propriétés
extraordinaires qu'on attribuait à son caractère symbolique, elle a joué un
grand rôle dans les cures médicales du moyen âge et faisait partie pour les
mêmes raisons, jusqu'à une date beaucoup plus récente, de l'attirail des
adeptes de la chiromancie et de l'oniromancie.
Disons pour finir qu'à la suite de recherches récentes,
certains botanistes ont prétendu que notre anastatica hierochuntica L.
n'était pas la vraie rose de Jéricho des premiers croisés. Pour des raisons que
je n'ai pas réussi à me faire expliquer, ils attribuent ce dernier nom à un
petit composé, odontosperma pygmæum (asteriscus pygmæus), qui,
lui, se rencontre effectivement dans les environs de Jéricho. Ce composé ne
paye pas d'apparence, est dépourvu de feuilles, mais porte comme notre
hélianthe les fleurs au bout de ses branches ; les capitules de ses
inflorescences présentent la particularité de se refermer la nuit sur les
fleurs du réceptacle. L'attitude très spéciale et sans doute unique présentée
par anastatica hierochuntica L. incite toutefois, à mon avis, à
accueillir cette nouvelle théorie avec une prudente circonspection.
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
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