J'ai appris à bien les connaître en guettant les gelinottes,
caché au pied d'un sapin, dans ces bois mélangés de hêtres où la lumière joue
si claire, en comparaison des bois sombres où il n'y a que des résineux. Pour
voir les gelinottes, il faut se transformer en statue et savoir s'immobiliser
jusqu'à ne plus être qu'une pierre, une souche, un morceau de bois. Alors, si
vous n'avez pas bougé pendant une heure, plus peut-être, un grattement se fait
entendre derrière vous, et il faut résister au désir bien naturel de tourner la
tête, si peu que ce soit. Puis le bruit se déplace, tourne peu à peu autour de
vous, et tout à coup le bel oiseau est là, fouillant dans les feuilles mortes,
et disparaît sans que l'on puisse savoir où ni comment, au moindre geste pour épauler.
D'autres fois, c'est dans un sapin que l'oiseau se
manifeste. Il vous a vu arriver et s'est rasé à la fourche de deux branches, si
confondu avec l'écorce que vous l'auriez pris pour un nœud du bois. Puis cette
saillie de la branche lève la tête, au bout d'une heure de tranquillité dans le
sous-bois, et vous constatez avec stupeur qu'il s'agit d'un oiseau. Mais
parfois aussi, alors que vous croyez distinguer d'un instant à l'autre votre
gibier, sur la branche qui vient de bouger, c'est un écureuil qui paraît, se
coulant le long des feuilles comme une espèce de serpent roux.
Là, il s'agit de ne pas réagir. La petite bête va faire
son ménage, circulant, grignotant, montant et descendant en spirale le long du
tronc. Peut-être même ne vous verra-t-elle pas et continuera-t-elle son chemin
d'arbre en arbre. Mais, la plupart du temps elle vous découvre, et alors l'écureuil,
arrêté net, s'assied sur sa branche et se met à méditer. Un homme qui bouge, il
voit ça tous les jours, mais cette masse immobile le long de l'arbre, ça, c'est
du nouveau. Posé dans la posture classique des écureuils de gravure, il lève en
l'air ses petits bras, puis croise ses mains, branle la tête sans cesser de
vous fixer et se met à gazouiller comme un pinson. C'est un véritable chant
d'oiseau, aigu, vif, auquel on se méprendrait si l'on n'avait vu la bête, et
qui a pour effet presque immédiat d'attirer tout de suite l'autre membre du
couple. Côte à côte, sautillant de temps en temps, ils s'interrogent, et leur
voix, leurs gestes, tout en eux dit si clairement : « Qu'est-ce donc
que cette bête-là ? » que, en général, j'ai bien de la peine à
retenir un fou rire. Mais si vous bougez, si peu que ce soit, ne serait-ce que
pour les suivre des yeux, ils ne font qu'un bond au plus haut de l'arbre,
secouant les branches comme si leurs corps pesaient vingt kilogrammes.
En m'appliquant beaucoup, car c'est très difficile de ne pas
bouger et de ne pas regarder, quand il se passe quelque chose d'intéressant, je
suis arrivé à ne pas bouger plus qu'un caillou. Alors, les écureuils
s'énervent, ils sautent sur leur branche, secouant toute une poussière d'écorce
et d'aiguilles de pin, et leurs sifflements deviennent de vrais sifflements de
serpents en colère. Ils trépignent à qui mieux mieux, grincent, sautent à
droite ou à gauche, et s'excitent mutuellement jusqu'à une véritable fureur.
Ils sont bien drôles ainsi, comiques d'énervement, comme si à force de faire du
vacarme ils étaient sûrs de m'obliger à déguerpir.
Mais, un jour — j'hésite à le dire, car c'est à peine
croyable, — j'avais si bien fait le mort qu'un écureuil descendit le long
du tronc auquel j'étais adossé, et jusqu'à terre par mon épaule et mon bras.
Comme je ne le savais pas là et que je ne m'attendais à rien de pareil, je fis,
sans m'en rendre compte, un saut prodigieux.
Roux l'été, comme partout, l'écureuil des forêts des Alpes
devient gris-souris en hiver. Dans certaines forêts, où la neige persiste au
fond des gorges six mois de l'année, la peau devient semblable au petit-gris
des fourreurs, à tel point qu'un de mes amis m'en envoya un lot, certain
printemps, qui fit un col et des parements de manteau de dame absolument
impeccables. Une autre variété, brun foncé, est de taille légèrement supérieure
et devient moins grise l'hiver.
Depuis toujours j'ai cessé de regarder les écureuils comme
du gibier ; ils sont trop jolis pour qu'on les tire ! Ce n'est pas
qu'ils soient mauvais, en salmis ou en civet, loin de là, mais une fois tirés
ils me font trop de peine. L'écureuil n'est pas un gibier, c'est un ami. Là où
ils sont le plus amusants, c'est aux bordures des forêts, là où s'élèvent de
hauts sapins clairsemés. Pour passer de l'un à l'autre, quand on les suit, ils
montent tout au sommet, sur la dernière petite branche verticale, puis se lancent
vers l'arbre le plus voisin, en une espèce de vol oblique qui s'en va crever
l'écran des basses branches. De là, ils grimpent immédiatement sur une cime
nouvelle, et ainsi de suite, comme en dents de scie.
On dit — mais que ne dit-on pas — que l'écureuil
fait des dégâts dans certains semis forestiers. Pour ma part, je ne l'ai jamais
vu s'en prendre qu'aux noix et aux noisettes, et surtout aux pommes de pin,
qu'il décortique écaille par écaille, pour se régaler des petites graines qui
s'y cachent. Aussi je voudrais voir interdire partout en France la chasse de
cette si jolie bête. Profitons de ce que nous avons encore de grands bois
peuplés d'écureuils ; nos arrière-neveux auront bien le temps de se
divertir dans les forêts de ciment armé. Dans les parcs nationaux suisses,
l'écureuil atteint un degré de familiarité impossible à imaginer pour un
Français. Dans certains coins, comme au bord de ce lac d'Œschinen où les
truites vous suivent le long du bord en réclamant des sauterelles, les
écureuils descendent en pépiant de leurs sapins pour courir au-devant des
visiteurs. Dans ce paradis des animaux, où l'on n'a pas donné un coup de ligne
ni tiré un coup de fusil depuis un demi-siècle, ne voit-on pas sur la rive un
bel écriteau, en allemand, en italien et en français, recommandant de « ne
point sortir les poissons de l'eau avec la main » ? Et si les truites
fuyardes grouillent et se battent comme les carpes à Fontainebleau, je laisse à
penser ce qu'il en est des écureuils.
À Berlin, ceux du Tiergarten étaient particulièrement
effrontés. Sitôt assis sur un banc, vous sentiez une petite patte se poser sur
votre épaule, tandis qu'un de ces espiègles à la queue en trompette, en
équilibre sur le dossier, semblait vous dire : « C'est tout ce que tu
m'offres ? » Et si, dédaignant de vous occuper de lui, vous vous
mettiez à lire votre journal, il descendait vous « faire les poches »
avec toute la dextérité d'un apache des boulevards extérieurs. Il alignait sur
le banc mouchoir, canif, stylo, menue monnaie, puis se plantait là d'un air
dépité : pas de biscuits, pas de noisettes ?
J'avoue que je suis chasseur tout autant qu'un autre, mais
qu'il y a certaines limites à ne pas dépasser. J'approuve pleinement certains
cantons suisses, où la police vous empêche de garder un oiseau en cage, sans
pour cela que la chasse soit interdite, puisque la contrepartie est une
familiarité folle de tous les petits chanteurs qui, au matin, sont rangés en
ligne sur l'appui de votre fenêtre, attendant leur distribution de miettes de
pain. Or l'écureuil est une bête que la plupart des chasseurs tirent sans
savoir pourquoi, pour tirer — j'allais dire : par méchanceté pure.
Neuf fois sur dix, il ne se mange pas, et sa minuscule fourrure rousse en poil
d'automne n'est d'aucun usage. Un de ces coups de fusil que l'on compte parmi
les « divers » dans les battues des grandes chasses, et qui ne
figurent point au tableau. Pour moi, les grandes forêts de sapins sans
écureuils sont un non-sens, comme la Provence sans ail ou la rue de la Paix
sans jolies femmes.
Mais si, par hasard, vous en tuez un — ce pourquoi je
vous en voudrai mal de mort, — j'ai un dernier conseil à vous donner. Ne
le fourrez pas dans votre poche, si vous ne voulez pas être couvert de puces.
Ils en ont presque autant que les hérissons. Encore ces derniers ont-ils
l'excuse de ne pouvoir se gratter, tandis que cette invasion chez l'écureuil
est incompréhensible. Mais, comme elles ne quittent sa fourrure qu'après sa
mort, vous pouvez impunément le caresser, lisser son poil de soie, si vous l'avez
comme ami et comme compagnon. Et ce n'est pas en descendant du métro que l'on
peut toujours en dire autant !
Pierre MÉLON.
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