Les tigres ont fait cette année leur apparition dans la
province de Baria d'une façon tout à fait anormale, ce qui a provoqué des
commentaires les plus divers. D'aucuns voient dans cette présence l'annonce
d'une année favorable ; d'autres, au contraire, croient à un mauvais
présage. On se perd en conjectures sur cette divergence de vues, mais ce qu'il
y a de certain, c'est que, dans l'espace de deux semaines, une demi-douzaine de
tigres se sont montrés un peu partout dans la province de Baria.
Quelques jours, en effet, avant le Têt (1), deux tigres
rôdaient au village de Long-Huöng, poussant des cris toutes les nuits, sans
pourtant faire de mal ni aux hommes, ni aux animaux domestiques. La nuit du Giao-thüa
(16 à 17 février), un tigre est venu se coucher au pied de la tour de
garde de Cây-khé sur la route du Cap à Baria. Les caodaïstes qui occupaient
cette tour n'ont pas voulu attenter à la vie de cet animal en un jour si
solennel et le laissèrent partir tranquillement. Le 10 mars 1950, deux
caodaïstes de la tour de Cây-Cây sur la route de Baria à Long-Kiên, attirés par
les cris des gardiens des bœufs, accoururent et se trouvèrent en présence d'une
tigresse qui, à leur vue, sautait sur eux.
Aussi excellent soldat que bon chasseur, un des caodaïstes
lâcha un coup de mousqueton qui frappa l'animal en plein front. Gravement
blessé, mais en un dernier soubresaut, le fauve se leva sur ses pattes de
derrière et allait sauter sur le premier tireur, quand le second le coucha
raide mort d'une balle brisant la colonne vertébrale. À cinq heures du soir, la
tigresse fut ramenée au poste caodaïste de Long-Huöng. De là, elle fut
transportée dans le parc de l'hôtel du chef de province. À cette nouvelle, une
foule énorme accourut sur le lieu, pendant que les photographes se disputaient
pour prendre des vues de l'animal sous tous les angles. Comme la croyance veut
que la chair du tigre soit très efficace contre l'asthme, la gale et d'autres
maladies cutanées, tout le fauve, sauf les os, fut enlevé en un clin d'œil. Les
Français eux-mêmes qui ont assisté au dépeçage se firent une curiosité et un
plaisir d'en demander un morceau pour le bifteck du soir. Plus tard, quand ils
retourneront en France, ils pourront sans doute dire à leurs compatriotes :
« Nous avons mangé du tigre à Baria, au Sud-Vietnam. » Ils se feront
ainsi admirer par ceux qui, à Paris ou ailleurs, n'ont vu le tigre que dans les
images ou au jardin zoologique !
Je ne sais pas si ce que je vais raconter ci-après est une
légende ou un fait vécu, mais les notables et les habitants du village de Phu-My,
sur la route de Baria-Bien-Hà par Long-Thành, m'ont affirmé comme authentique
le fait suivant en raison du culte inspiré aux villageois par la majesté du
tigre.
Les notables de ce village offraient tous les ans au roi de
la forêt le titre de Daï-Huöng-Çâ (2), en un brevet sanctionnant ce titre en
bonne et due forme. Avec ce brevet, une tête de cochon rôtie était offerte, et
le tout déposé dans un endroit déterminé ; puis les notables se
retiraient. Le lendemain le brevet et la tête de cochon rôtie étaient enlevés.
On admit que c'était le tigre qui était venu la nuit en prendre possession, car
l'année suivante la même cérémonie recommença, au même endroit ; le
récipiendaire rapporta l'ancien brevet conservé intact et prit en échange le
nouveau mis là par les mêmes notables.
Pour ma part, quand j'étais à Phu-My comme exploitant
forestier, je n'ai pas assisté à pareille scène. Les notables et habitants que
j'ai interrogés m'ont confirmé l'exactitude de la délivrance et de la remise du
brevet au tigre, mais il ne se nomme pas Daï-Huöng-Çâ. C'est, objectent-ils,
peut-être parce que c'est nous qui n'avons pas continué à décerner ledit
brevet.
Nguyen VAN LANG.
(1) Têt : premier jour de l'an vietnamien.
(2) Daï-Huöng-Çà : président du Conseil des notables.
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