Chacun le sait : dans la guerre multiséculaire de
l'homme et du lapin, « c'est le lapin qui a commencé ».
Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Celle de mon
ami n'est pas bonne. Cela date de loin. Voici deux mille ans, les Romains
assiégeaient Tarragone. Désespérant de l'enlever, tant les remparts en étaient
forts, ils usèrent d'un stratagème et lâchèrent des lapins dans les fossés de
la ville. Ceux-ci creusèrent d'innombrables terriers, minèrent les fondations
tant et si bien qu'ils ébranlèrent les murailles et qu'en trois coups de
baliste (la bombe atomique de l'époque) les artilleurs romains en firent une
salade de pierres. Par la brèche, la légion se rua, conquit la forteresse et
passa tous les Tarragonais au fil de l'épée. L'Histoire ne dit pas ce que les
légionnaires firent des Tarragonaises, mais il paraîtrait qu'elles ne goûtèrent
pas la plaisanterie et en gardèrent une dent au lapin. Quand les dames vous ont
une dent, gare à votre réputation. Celle de Jeannot date de là, elle est
garantie bon teint.
— Vous voyez, c'est bien cela, me dit un propriétaire
d'étangs. Ces gaillards-là creusent partout ; les miens m'ont percé mes
chaussées, l'eau s'en va comme d'une passoire.
— Bagatelle, mon bon ami, bagatelle ! tant pis si
cet été vos carpes ont soif, allez-vous pour si peu ruiner les fondements de la
discipline et de la Patrie : Rome a mobilisé le lapin comme sapeur mineur
du Génie, il n'avait plus qu'à faire son devoir. Il l'a fait, honneur à ce
brave.
— Ignoreriez-vous, m'apprend un autre, que le lapin soit
un danger public pour l'agriculture. Il n'existait pas en Australie ; un
imprudent — un chasseur comme vous sans doute — en introduisit
quelques couples ; ils pullulèrent, envahirent les cultures, les
ravagèrent et devinrent un véritable fléau. Un savant a calculé sa vitesse de
multiplication (les savants savent tout mettre en chiffres), c'est effarant :
à trois portées cela fait 36 la première année ; 1.296 la seconde ;
46.656 la troisième ; un million 700.000 la quatrième. À la sixième, cela
fait 2 milliards, de quoi faire dresser les cheveux sur la tête.
— Arrêtez, arrêtez ! avec vos chiffres, c'est à la
pauvre mienne que vous allez donner le tournis.
— C'est possible, monsieur, mais cela n'empêche
qu'à cette vitesse ils dévoreront tout là-bas : l'herbe, les acacias, les
pieds de choux, les baobabs, les indigènes, les kangourous et les crocodiles !
Croyez-moi, c'est un animal nuisible, dangereux, féroce, un péril national !
Pour en préserver la France, ce n'est pas trop des chiens, des lois, des
bourses, des lieutenants de louveterie, du fly-tox ! Ne parlez pas d'en
protéger la race, ils vous mangeraient tout : vos chênes, vos boeufs, vos
blés, le barbelé de vos parcages peut-être, et qui sait quoi !
Tout cela, c'est vrai; mais la vie ne se met pas en
équations savantes et bien des dangers menacent petit lapineau avant qu'il ne
soit grand. Tout a fini par l'exportation du lapin australien en frigo.
L'Australie ne deviendra pas un paysage lunaire, et notre doux pays n'a jamais
risqué de le devenir. Son gibier n'est pas près de le dévorer.
Je voudrais exposer ici le point de vue du petit chasseur,
du modeste sociétaire d'une commune rurale où il n'y a plus grand' chose et
pour qui un lapin au carnier constitue une aubaine.
Il faut voir les choses telles qu'elles sont et non telles
que l'on voudrait qu'elles fussent. La réalité, c'est que la France se vide de
gibier. À moins d'une profonde réforme improbable — impensable même, — elle
se videra de plus en plus. Le mal n'est pas récent, l'histoire de la chasse
chez nous est celle d'une longue déchéance. Rappelons-nous qu'il y a deux mille
ans l'on chassait l'auroch à la Plaine Saint-Denis, nos arrière-grands-pères y
tiraient encore la perdrix, l'on n'y chasse même plus le moineau. La déchéance
en est arrivée à la période ultime : l'agonie. Rien n'y changera rien :
deux millions de fusils, tout est dit. Les deux gibiers qui traditionnellement
faisaient le fond du tableau, le lièvre et le perdreau, disparaissent
lentement, mais inexorablement. Déjà Tartarin poursuivait en vain le
lièvre des Alpilles, l'unique, que l'on avait baptisé « lou Rapide ».
Petit à petit, la France ne sera plus qu'une vaste Alpille. Dans ma commune,
voici trente ans, en septembre, je tuais au chien d'arrêt une demi-douzaine de
lièvres, sans jamais les chercher, rien qu'en suivant les perdreaux. À présent,
au chien courant, il faut toute la saison d'un chasseur honorable pour ne pas
arriver à ce nombre. Il en est de même de la perdrix. Que reste-t-il des
compagnies d'il y a trente ans ? En reste-t-il le tiers ? J'en doute.
Que l'on ne se réjouisse pas trop vite du petit renouveau constaté depuis deux
ans, il n'est dû qu'à des circonstances climatériques exceptionnellement
favorables. Que reviennent deux ou trois mauvais hivers, une recrudescence de
doryphores et d'arséniates, la chute verticale reprendra.
Si nous ne voulons pas être réduits au gibier de passage
(dont sont dépourvues d'ailleurs de vastes régions), il faudra faire un large
appel au seul gibier susceptible de repeupler vite, si on l'y aide, et
d'être propagé à un prix modéré, accessible aux budgets des associations
communales : le lapin. Pour cela il faudra combattre bien des préjugés et
d'abord obtenir sa radiation de la liste des animaux nuisibles. Soyons
tranquilles, sur nos territoires communaux, hérissés de fusils, il ne risque
pas d'être jamais le péril national dénoncé par ses ennemis.
Car notre gentil Jeannot, si mignon dans sa robe de bure, si
vif en ses galipettes, et dont les sauts fantasques égaient nos prairies et la
lisière des bois, ce sauveur providentiel de la bredouille aux jours
d'arrière-saison, a de mortels ennemis, sans compter le furet, le renard, les
chats errants et les braconniers. Sont ligués contre lui les forestiers, les
snobs, et certains riverains qui vivent grassement de ses dégâts. Leurs efforts
conjugués ont réussi à le faire classer animal nuisible, voué à la destruction,
ce qui, je ne crains pas de l'affirmer, est une hérésie pour les 95/100 de la
France.
Il serait bien long de traiter du scandale légal que
constitue l'exploitation juridique des dégâts de lapins, il y faudrait tout un
article. Je ne prétends pas qu'en certaines régions les lapins de très belles
chasses gardées soient irréprochables. Mais ce n'est que pour le propriétaire
qu'ils sont une catastrophe. Pour les riverains, ils constituent une manne
céleste, la jurisprudence leur allouant volontiers dix fois plus d'indemnités
que la meilleure des récoltes ne leur aurait valu de bénéfices. Et pourtant ces
riverains prétendent ameuter l'opinion. Illogisme de l'espèce humaine ...
J'ai vu maints endroits où le lapin pullulait sans être pour cela le fléau que
l'on prétend. Je citais voici deux mois la chasse de la Clairière, où il s'en
est tué 2.053 sur 370 hectares (en attendant les 3.000 l'hiver prochain). Si
l'on croyait les détracteurs, rien ne devrait pouvoir y pousser. Eh bien !
Je souhaite à mes lecteurs terriens d'engranger et d'ensiler d'aussi belles
récoltes de betteraves et de blé qu'à la Clairière. Je chassais autrefois au
Mas du Rayon, en un de ces coins de Crau irriguée où les foins poussent avec
une luxuriance à rendre la Normandie jalouse. On y faisait trois grosses coupes
à l'année, réservant la quatrième sur pied pour hiverner les grands troupeaux
de moutons qui, l'automne venu, descendent des alpages. Dans les grosses haies
de grands platanes, les lapins pullulaient autant qu'en septembre les
moustiques dans les eaux des roubines — et c'est quelque chose, je vous
prie de le croire. Eh bien ! malgré leur nombre, ils ne nuisaient guère au
résultat des coupes.
Je m'excuse envers le corps des Eaux et Forêts, que j'estime
très haut, de me permettre à son égard une flèche légère. Le forestier aime sa
forêt et n'aime pas mon ami, il lui reproche de trop fréquenter ses pépinières
et d'y savourer volontiers les pointes des bourgeons naissants — serait-ce
un crime d'aimer ce qui est bon ? le forestier se prive-t-il des tendres
pointes d'asperges ? Je crains qu'il n'y ait là un beau cas de déformation
professionnelle. À qui fera-t-on croire que le lapin compromette l'avenir de la
forêt quand on le voit faire si bon ménage avec les futaies magnifiques de l'Île-de-France
et les taillis de partout ? D'ailleurs les quincailliers ne demandent qu'à
vendre leur grillage pour enclore les pépinières ; nous autres, pauvres
contribuables, nous paierons, nous avons l'habitude. Ce qui est grave dans le
cas du forestier, c'est qu'il a l'oreille du ministre de l'Agriculture ;
d'un trait de plume, il peut faire du lapin un hors-la-loi. Pourtant, lui qui
aime sa forêt, qu'il songe à ce qu'elle serait sans la vie qui l'anime, rien
d'autre qu'un corps sans âme, un beau cadre vide. Tant de nos futaies de
France, veuves de leur grand gibier disparu, n'ont plus que Jeannot pour les
animer ! Qu'on nous laisse la joie de voir sa houppette blanche cabrioler
parfois au détour d'un sentier !
Il y a le snob aussi ... Il n'existe pas sur terre un
seul animal qui soit spécifiquement nuisible, ou intégralement utile. La buse
qui emporte aujourd'hui un poulet dans ses serres les refermera demain sur la
vipère immonde qui se chauffait au soleil. Le snob est comme la buse : il
nuit au lapin par la réputation méprisante qu'il lui crée, il laisse tomber
d'une lèvre dédaigneuse : « Hier, chez Untel ? quel coup de
rasoir, mon cher, il a du lapin partout, j'en ai fait quatre-vingts, j'en étais
écœuré. » J'ai vu naître cette forme du zazouisme, voici un demi-siècle
elle existait à peine. Si l'on s'était amusé, on l'avouait franchement :« Hier,
chez Untel ? ah ! la belle journée, j'ai fait quatre-vingts lapins,
il en sortait de partout. » L'honnête chasseur rural, qui fusille un lapin
devant son corniaud et rentre le soir tout content de rapporter un civet, ne
saurait tomber dans ce travers, il ne se représente même pas qu'il puisse
exister : c'est un travers d'ami de riche. Le snob est tenu de choisir ses
relations parmi les possesseurs de l'énorme fortune nécessaire pour payer
gardes, terrains de chasse, rabatteurs, élevage, impôts, dégâts — tout
cela fait très gros. Mais il faut tout cela pour qu'il puisse « se donner
des airs » et débiner le massacre de lapins offerts à son fusil.
Certes il est plus flatteur de descendre un faisan de battue
volant haut et raide, et qui s'abat dans un éblouissement de plumes, que
d'assassiner la petite boule grise qui ruse devant le rabat avant de sauter le
layon. Je reconnais que, pour envoyer une jolie bourriche chez des gens à qui
l'on doit une politesse, mieux vaut en laisser dépasser une longue queue
mordorée que d'y enfermer la fourrure malodorante de lapins qui, au déballer,
pueront déjà le fauve. N'importe, le lapin a du bon, même pour la cuisine. Si
vous n'êtes pas snob, essayez donc sur lui quelque recette de Fingosier, vous
vous en sucerez les doigts : faute de grives, on mange des merles. Le
suprême de sole dieppoise est chose exquise; serait-ce une raison pour faire fi
d'une friture de goujons croustillants ? J'apprécie fort une bécasse
flambée à l'armagnac appuyée d'un vieux corton, mais je ne méprise pas pour
autant une vaste frottée d'ail arrosée d'un coup de rouge. Et le bon roy Henri,
s'il revenait, me donnerait raison. Alors n'est-ce pas, mon brave monsieur du
Zazou, quand vous aurez tué quatre-vingts lapins, ne cherchez pas à nous épater
en racontant que vous vous êtes mortellement rasé.
D'autant que vous êtes comme la buse et que vous avez votre
bon côté d'animal bienfaisant. Nulle part, plus que dans les tirés où vous
sévissez, il n'y a davantage de lapins : ils y sont à la surabondance ;
il le faut pour vous permettre de jouer au blasé. Au fond, vous êtes le plus
grand multiplicateur du lapin et, tout bien pesé, vous êtes un animal utile.
Seulement, soyez simple, quittez vos grands airs de snobisme, et, si les
battues de lapin vous ennuient tant, eh bien ! n'y allez pas, restez
tranquillement chez vous, dans un bon fauteuil, en lisant un bon livre.
À propos de livres, il m'en a été offert un récemment que,
sur la foi de son titre, de sa couverture et de sa publicité, l'on avait pris
pour un livre de chasse. Ce n'en est pas un ; l'auteur, un « fusil »,
un très grand fusil, avertit lui-même de ce qu'il a voulu plutôt ajouter une
annexe au Bottin mondain. Il l'a fait du reste de main de maître, de façon
extrêmement amusante, bourrée de finesse et d'anecdotes. Si ses souvenirs vous
tombent sous la main, lisez-les, vous en sortirez, comme moi, ravi d'avoir été
voisin de battue de tant de rois, d'altesses, de poules de luxe, de ministres,
de financiers véreux, de couturiers, de princesses, de pique-assiettes, et
d'avoir en si noble compagnie décroché tant de faisans. Mais où diable l'auteur
a-t-il péché l'idée saugrenue de parler si mal de mon ami « le lapin,
cette vermine, que l'on devrait détruire aux gaz, comme les rats » ?
Voyons, mon camarade, voici trente-cinq ans, lorsque je peinais
sur ma selle dans les boues du Vardar ou les monts de Serbie, et que vous vous
envoliez de Topçin ou de Bresnica, je voyais au ciel de gloire vos ailes
lancées à la rencontre des avions à croix noire. Vous ne parliez pas de les
détruire aux gaz, c'est à la mitrailleuse, visage découvert, que vous les
attaquiez. Ces oiseaux-là, pourtant, c'était pire vermine que des rats de
tranchées, alors pourquoi traiteriez-vous moins bien de gentils lapineaux qui
ne vous ont jamais fait de mal. Au fond, en écrivant votre fameuse phrase, ne
vous seriez-vous pas amusé à mystifier vos inviteurs d'antan, et n'auriez-vous
pas voulu rire des jobards qui mordraient à l'hameçon de votre galéjade ?
Non, ce n'est pas aux gaz, ni même aux bourses — arme
de malfaiteurs, — c'est au fusil, loyalement, que nous traiterons Jeannot.
Lorsqu'en arrière-saison les perdrix seront devenues inabordables sur les
terres dépouillées, que dans les grands bois les lièvres se seront faits rares,
c'est lui qui nous réjouira par sa menée devant les bassicauts, ses ruses dans
la bande épaisse, ses pointes dans les taillis dorés d'automne, jusqu'à
l'instant du coup de fusil final — à moins que, narquois, il ne nous ait
rien permis d'entrevoir qu'un petit derrière blanc s'engouffrant au terrier, et
montré que dans la guerre multiséculaire de l'homme et du lapin il venait une
fois de plus de gagner la manche.
Albert GANEVAL.
Rectification.
— Une erreur d'impression m'a fait dire dans mon
article de septembre : « Repeuplement », qu'à la Clairière il se
tuait 1.053 lapins sur 370 hectares. Il fallait lire 2.053. Les lecteurs qui
ont repris mon calcul auront rectifié d'eux-mêmes.
A. G.
|